L’équipe d’Angleterre quitte la Coupe du monde au stade des demi-finales, éliminée par la Croatie dans les prolongations, après un match d’un excellent niveau technique et tactique. Et sur ce point ses supporteurs ne se sont pas trompés. Face aux résultats de leur équipe, ils n’ont pas cessé d’encourager leurs joueurs favoris en chantant à chaque match «Football’s coming home». Or il me semble sans doute intéressant de vérifier la validité d’une telle affirmation, qui paraît à première vue incontestable. Nous comprenons aisément ce que cela signifie : nous avons inventé le football et maintenant nous reprenons ce qui nous appartient de droit. En réalité les choses ne sont pas si simples.
Rappelons quelques faits à titre d’exemple. L’Angleterre a gagné au cours de son histoire footballistique un seul titre important: la Coupe du monde de 1966, organisée sur ses terres. Ce fut lors d’une finale dramatique jouée contre l’Allemagne et gagnée aux prolongations grâce à un but fantôme marqué par Geoffrey Hurst. Le tir de l’attaquant anglais touche la barre et rebondit sur la ligne. L’arbitre de la rencontre valide le but, même si la balle n’a pas franchi de la ligne. Depuis, les dieux implacables du football ont fait payer avec tous les intérêts cette victoire aux Anglais. Leur équipe est éliminée lors de la Coupe du monde de 1990 en Italie aux tirs au but par l’Allemagne, qui ensuite triomphera en finale contre l’Argentine de Maradona. En 1996, l’Angleterre subit le même sort lors du Championnat d’Europe qui se déroule chez elle : élimée en demi-finale par les Allemands, futurs vainqueurs, aux tirs au but.
Derrière ces résultats, assez décevants dans l'ensemble, on retrouve une constante historique : les Anglais, qui ont inventé le football, l'ont en réalité toujours joué de la même façon. Le célèbre fighting spirit de leur équipe nationale cachait en réalité une pauvreté tactique parfois affligeante, se résumant à des longs ballons envoyés vers l'avant, à la recherche d'un coup de tête ou d'un tir de l'attaquant de service. Une sorte d'attitude aristocratique vis-à-vis des autres nations, continentales notamment, qui avaient osé transformer et affiner la pratique d'un jeu dont eux, les fiers insulaires, revendiquaient toujours la paternité.
Lors de cette dernière Coupe du monde nous avons en revanche assisté à un changement épochal : les Anglais ont enfin appris à jouer au football. Pour la première fois dans son histoire, l'équipe d'Angleterre a fait montre d'une organisation de jeu réfléchie. Son sélectionneur, Gareth Southgate, un ancien défenseur, a bâti son équipe autour d'un 3-5-2 assez compact et cohérent, avec des séquences de jeu linéaires et fluides. Ce qui leur permit d'atteindre, après plus de vingt ans, le stade des demi-finales d'une grande compétition sans faire appel à la fureur et à la rage, souvent confuses et parfois pathétiques, du fighting spirit.
Comment expliquer un tel changement ? La raison principale tient sans doute au fait que les meilleurs entraîneurs européens de la planète football évoluent ou ont évolué en Premier League. Arsène Wenger, Pep Guardiola, Carlo Ancelotti, Jürgen Klopp, José Mourinho, Antonio Conte sont ou ont été à la tête des grands clubs anglais, de Manchester United à Manchester City, d'Arsenal à Chelsea. La finesse tactique et la science du jeu ont fait leur entrée en scène sur les pelouses des stades anglais. Et les joueurs autochtones ont sans doute progressivement appris et compris que le football avait changé, qu'il était désormais une réalité globale, et que le moteur de cette transformation, en constante évolution, était le continent européen dans son ensemble. Finalement, Gareth Southgate n'a rien fait d'autre que rendre effectif un changement que l'on ne pouvait plus différer longtemps.
Voilà pourquoi, n’en déplaise aux supporteurs anglais, «yes, football’s coming home», c’est-à-dire en Europe. Et cela est d’autant plus stupéfiant dans le contexte actuel, très tendu, du Brexit. Etrange paradoxe, que seul un sport comme le football est à même de mettre au jour : les Anglais sont devenus Européens, en renonçant à leur identité footballistique, au moment même où ils quittent politiquement et économiquement l’Europe. Comme quoi, dans ce monde chaotique et multiforme, les murs et les frontières que l’on érige d’un côté s’effondrent aussi vite de l’autre.