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Interview

«La sélection nationale croate est au fondement du ciment identitaire du pays»

Coupe du monde 2018dossier
Pour Loïc Trégourès, spécialiste du sport dans les Balkans, les Croates sont bien plus attachés à leur équipe que les Français, pour des raisons historiques.
Miroslav Blazevic, entraîneur de la Croatie en 1998 lorsqu'elle avait terminé troisième du Mondial. (Photo Patrick Hertzog. AFP)
publié le 13 juillet 2018 à 17h07

A la veille de la finale France-Croatie, qui rappellera le souvenir de la demi-finale de 1998, Loïc Trégourès analyse le lien fort qui unit le football et la nation croate. Spécialiste de la géopolitique des Balkans et auteur d’une thèse sur le sport dans l’espace ex-yougoslave, il montre comment l’attachement à la sélection nationale a débuté avant l’indépendance du pays.

Le rapport des Croates à leur équipe nationale est-il si différent de celui des Français ?

Tout à fait. La Croatie est profondément et sincèrement passionnée par le football, qui est lié à son histoire. Inversement, en France, il n’y a pas vraiment de culture de ce sport, longtemps cantonné à la sphère des supporteurs. L’attachement populaire à l’équipe de France est donc plutôt récent, là où la sélection nationale croate est au fondement du ciment identitaire du pays. Le match de 1998 contre la France fait figure de moment historique pour ce nouvel Etat indépendant, qui est sorti de la guerre en 1995.

Comment le football a-t-il accompagné l’indépendance de la Croatie vis-à-vis de la Yougoslavie ?

Dans les années 80, soutenir le Dinamo Zagreb, le club de l’actuelle capitale, était une façon de revendiquer une identité croate dans un régime yougoslave qui tolérait mal les revendications nationalistes. En octobre 1990, un épisode important a lieu : l’organisation de ce que la Fédération croate de football présente aujourd’hui comme le premier match international de l’équipe de Croatie, contre les Etats-Unis, un peu plus d’un an avant l’indépendance ! L’équipe fut présentée à la Fifa comme une sélection de joueurs yougoslaves, alors que la quasi-totalité étaient croates. Personne n’était dupe : on venait voir jouer la Croatie, qui plus est reconnue par la première puissance mondiale face à laquelle elle se trouvait. De tels événements liés au football s’intègrent au récit global de l’indépendance du pays. Premier président de la République indépendante de 1990 à 1999, le nationaliste Franjo Tudjman est un grand amateur de football et utilise ce sport, entre autres, comme élément d’intégration nationale.

L’actuelle présidente, Kolinda Grabar-Kitarovic, appartient comme Tudjman au HDZ, le principal parti conservateur du pays. Fait-elle la même utilisation politique du football ?

On a vu la présidente soutenir la Croatie en tribune de façon très démonstrative. Mais il ne faut pas surinterpréter ce soutien. Elle fait la même chose avec l'équipe de water-polo ! C'est une sorte de passage obligé, lié au fait que la Croatie est très reconnue dans le monde à travers ses athlètes, leur palmarès, et le maillot caractéristique en damier rouge et blanc. Il y a vingt ans, le football était très politisé, dans un contexte de sortie de la guerre qui mettait le pays au défi de la stabilité. Mais depuis, la situation s'est apaisée, le régime a changé, il n'est plus autoritaire. Aujourd'hui, le principal problème lié au football est qu'il s'agit d'un système mafieux. Les Croates sont de plus en plus critiques sur ce point et ont même pris leurs distances avec le football. Mais avec la qualification en finale, ceux qui luttent activement contre la corruption sont largement moins audibles. Par exemple, lorsqu'ils parlent des affaires qui concernent le milieu de terrain Luka Modric, ils se voient rappeler qu'il s'agit de la légende à laquelle ils doivent en grande partie la qualification.

Le football comme outil de cohésion nationale permet-il de donner une plus grande place à la minorité serbe ?

La presse croate s’est récemment fait l’écho du fait que le gardien de l’équipe, Danijel Subasic, véritable héros national, a un père serbe. Mais on ne peut en conclure que cela va aider les populations serbes de Croatie. C’est un peu comme lorsqu’on disait, en 1998, que Zidane conduisait à un changement de regard sur les Maghrébins en France…

Vingt ans après la défaite face à la France en demi-finale de la Coupe du monde 1998, les Croates sont-ils revanchards ?

Il y a bien une volonté de revanche, mais uniquement du point de vue sportif. Les deux buts de Lilian Thuram, alors qu'ils avaient ouvert le score, leur restent en travers de la gorge. Nous le voyons comme un miracle divin, eux le ressentent comme un coup du sort diabolique, d'autant qu'ils considèrent qu'ils dominaient le match… Cette finale sera pour eux l'occasion de remettre les choses au point !