Bien que son auteur ne se soit jamais rendu en Orient,
l’œuvre d’Ange Tissier fait preuve d’une grande minutie en présentant une femme
vêtue d’un ghlila (veste brodée) et
d’un sarouel court. Au-delà de ce soin documentaire, le thème du tableau (une
femme exotique), son attitude (une pause lascive) et le lieu (un espace intime,
harem ou intérieur, bref un lieu interdit aux hommes) ne laissent aucun doute
sur l’intention de son auteur. Bien que beaucoup plus vêtue que la plupart des
odalisques de l’époque, le tableau d’Ange Tissier demeure l’expression d’un fantasme
autour de la femme orientale, un stéréotype créé à cette époque et qui connaitra
son heure de gloire avec la carte postale coloniale quelques décennies plus
tard.
Vivant entre Rabat et Paris, j’ai eu la chance de
visiter cette exposition lors d’un passage en France cet hiver. De retour au Maroc
j’ai été surpris de repérer à Tanger chez un antiquaire une copie de l’odalisque
d’Ange Tissier. Cette découverte bousculait mes certitudes. Un tel concentré de
clichés sur l’Orient ne me semblait pas à sa place ici au Maroc. Cet antiquaire
n’a-t-il donc pas lu l’œuvre Edward Saïd ? Désirant conserver une preuve
de cette rencontre, j’ai pris ce cliché.
Figure 2 : «l'algérienne et son esclave» ici chez un antiquaire de
Tanger.
Dans les semaines suivantes, j’eus la preuve que cette
rencontre n’avait rien de fortuit. Cette algérienne est bel et bien populaire
au Maroc et je l’ai recroisée à plusieurs reprises dans plusieurs villes, immortalisant
à chaque fois ma rencontre. J’ai constitué ainsi une petite série de photographies
prises à Rabat, Salé, Casa et Tanger.
J’avais depuis longtemps remarqué ces images aux
couleurs saturées, le plus souvent imprimées sur toile et montées sur un cadre
en bois comme s’il s’agissait d’un authentique tableau. Elles sont vendues par
des antiquaires ou des vendeurs de rue et représentent le plus souvent des
artisans, des femmes en costume traditionnel et des scènes de rue d’un Orient
intemporel, thèmes classiques chez des peintres et photographes orientalistes….
Ces tableaux bon marché n’avaient jamais réellement attiré mon attention,
j’avais intérieurement associé ces tableaux à une forme de kitsch sans
m’interroger sur leur origine et ce qu’elles pouvaient représenter.
Figure 3
: une copie de «L’algérienne et son esclave» capturée ici
chez un antiquaire de Salé. Selon cet antiquaire, des familles marocaines lui
proposeraient régulièrement des copies de ce tableau.
Si aucun des vendeurs n’a été capable de me donner la véritable
origine de ce tableau, plusieurs m’ont certifié qu’il s’agissait d’une image destinée
à un marché local plutôt qu’aux touristes. Ce qui semble moins clair par
contre, c’est si le tableau symbolise un Maroc pittoresque ou la vision
exotique d’un autre Orient, ottoman par exemple. Sur ce point les avis recueillis
étaient divergents, mais au fond il s’agit dans les deux cas la vision d’un autre
Orient, décalé dans le temps ou l’espace, voire les deux. Une analyse
approfondie serait nécessaire pour déterminer quels sont les acheteurs et leurs
motivations mais force est de constater que le rêve d’Orient d’Ange Tissier semble
trouver écho en « Orient », et c’est assez déroutant.
Cette odalisque est déroutante car en fait peu de
personnes se posent la question de savoir comment les « orientaux » perçoivent
les œuvres orientalistes qui sont d'ailleurs catégorisées en arabe sous
l'appellation « Art moderne » (al-fann
al hadîth). Victime d'une vision eurocentrée, on oublie que l'orientalisme
a été une révolution artistique en Orient et qu'une version locale de
l'orientalisme y a dominé la scène artistique jusque dans les années 1940-50
(voir Silvia Naef, L'art moderne dans le monde
arabe – la période d'adoption). De l'avis de certains experts, les
œuvres orientalistes seraient aujourd'hui plus recherchées en Orient qu'en
Occident (Jim Krane, Bidders dig deep to buy Orientalist
art, Financial Time, June 30, 2010) et les salles de vente de Dubaï à Casablanca
proposent des œuvres orientalistes. Le Qatar possède d'ailleurs son propre
musée dédié à l'Orientalisme.
Quand j’ai commencé ma série photographique
d’odalisques au Maroc, j’étais surpris de constater que les Marocains semblent
passer outre la pensée saïdienne. Cette appropriation d’œuvres orientalistes en
Orient, n’est peut-être pas forcément une remise en cause de l’œuvre d’Edward
Saïd, mais en montre une limite. Alors qu’Edward Saïd condamne toutes les
images orientalistes sans nuances, certains collectionneurs du Moyen-Orient semblent
effectuer un tri dans la grande diversité d’œuvres orientalistes basé sur des
critères artistiques et ethnographiques. Le cas abordé ici est différent, mais
la démarche adoptée est peut-être similaire.
Figure 4 : parmi
les copies bon marché de tableaux, on trouve aussi parfois des nus. Ici «
Après-midi à Alger» par Frederick Arthur Bridgman, repéré en 2018 dans les
rues de la Médina de Rabat.
Le succès de cette odalisque au Maroc n’est pas une
exception. Il existe un marché pour des œuvres orientalistes au Maroc mais aussi
dans tout le monde arabo-musulman. Il pourrait être intéressant de s’interroger
sur la nature de ces œuvres, leurs origines, leurs destinataires et surtout
comment elles sont perçues. L’orientalisme en a déjà dit beaucoup sur l’Occident,
il pourrait finalement aussi en avoir beaucoup à dire sur l’Orient.
Pour aller plus loin :
Mercedes Volait. Middle Eastern collections of
Orientalist painting at the turn of the 21st century: paradoxical reversal or
persistent misunderstanding?
François Pouillon and Jean-Claude Vatin. After
Orientalism: Critical perspectives on Western Agency and Eastern
Re-appropriations, 2, Brill, p.251-271, 2014, Leiden Studies in Islam and
Society.