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Libération
TRIBUNE

Les Bleus, les ZAD et Macron

Certains se désolent que le peuple soit plus uni autour d’un ballon que de revendications. Mais aucun changement profond de notre société n'aura lieu sans un souffle semblable au 15 juillet.
L’équipe de France avec Emmanuel Macron, à l’Elysée, lundi. (Photo Marc Chaumeil)
par Christophe Ramaux, économiste au Centre d’Economie de la Sorbonne – Université Paris 1
publié le 20 juillet 2018 à 13h20

L'enthousiasme autour des Bleus oblige. Il oblige à le penser tout d'abord, ce qui suppose de prendre au sérieux, comme pour tout phénomène social, l'apparence qu'il se donne. Ici, le drapeau et la Marseillaise. Il faut se rendre à l'évidence: ce ne sont point des symboles nationalistes et racistes comme le sous-tend l'extrême droite, et quelques irréductibles gauchistes qui, croyant la combattre, la confortent en lui laissant l'hymne et le drapeau, et en partageant finalement avec elle une conception ethniciste de la nation (qu'ils exècrent donc). Longtemps rejetée par l'extrême droite (Pétain l'a amputée), la Marseillaise est un chant républicain, révolutionnaire, repris aux quatre coins du monde, par les révolutionnaires russes en 1917, par Mao (même si ce fut pour le pire), par des républicains espagnols, par Allende.

Primat de la citoyenneté sur les origines

La bataille de Valmy, c'est «vive la nation» face à «vive le roi». Les nations peuvent être non démocratiques, mais nulle démocratie véritable ne peut se déployer sans nation. Le pouvoir du peuple, pour s'exercer, suppose en effet un cadre, un territoire et des institutions. Les citoyens élisent leurs représentants qui sont fondés à voter la loi, laquelle s'applique à tous. Chacun peut exprimer son désaccord (manifestation, pétition…), mais nul citoyen ne fait sécession, chacun accepte finalement de faire prévaloir son appartenance à la société, l'intérêt général, sur son intérêt, ses convictions propres.

Les zélotes de la mondialisation tablent sur la fin des Etats-nations. C'est oublier, comme le souligne Marcel Gauchet, que pour la première fois depuis des millénaires, tous les habitants de la planète vivent, sans exception, dans le cadre d'Etats-nations, qu'il n'existe plus d'Empire (le dernier a sombré en 1991), ni plus aucune velléité impériale, même si des conflits de frontières demeurent.

La nation, support de la démocratie, suppose un substrat culturel commun, dont a minima souvent une langue (comment sinon délibérer ?). Les Belges, qui en manquent, sont bien placés pour le savoir, d'où leur engouement compensateur pour leurs Diables rouges (lesquels, soyons fair-play, n'auraient pas démérité de la coupe).

1998 s'affichait «black, blanc, beur». Sous des atours sympathiques, chacun était renvoyé, assigné, à ses origines. En 2018, c'est «tous Français» qui est proclamé. La différence est de taille. Dans un cas, l'addition de communautés, dans l'autre le primat de la similitude, de l'unité. Une belle leçon pour ceux qui tablaient sur la fin du «modèle français d'intégration». A l'extrême droite bien sûr, mais aussi chez certains sociologues dont la pensée supposée radicale consiste à importer des Etats-Unis les ethnic et racial studies seyantes au communautarisme et au développement séparé.

Affirmer le primat de la commune citoyenneté sur les origines pour fonder la nation, ce n'est pas nier la diversité des origines, c'est les transcender. La France est et demeure un pays d'immigration. Il ne faut pas le nier contrairement à ce que soutiennent certaines bonnes âmes qui croient soutenir les migrants en minorant leur importance («il n'y en a pas tant que ça»), ce qui est une aubaine argumentative pour l'extrême droite. Ce qui est vrai hier le sera demain. Les migrations seront l'un des enjeux majeurs de ces prochaines décennies, en particulier en Europe et en France, puisque la dernière «bombe démographique» se situe en Afrique subsaharienne, avec de nombreux pays francophones. Un enjeu politique, ce qui implique le choix de règles, la défense du droit d'asile au premier chef, lequel suppose de le distinguer – au risque sinon de le dissoudre – des migrations économiques (qui pour exister ne sont pas pour autant un droit fondamental).

Les immigrés à leur arrivée s'insèrent d'abord dans les classes populaires, et ils investissent – eux et leurs rejetons – d'autant plus le foot, sport populaire par excellence, qu'il est éminemment collectif, comme une allégorie du collectif national qu'ils aspirent à embrasser. Les équipes sont des creusets et la cuvée bleue 2018 le confirme, avec une forte présence de jeunes issus de l'Afrique subsaharienne, qui témoigne de la montée en puissance de cette immigration.

Comment faire ciment, société commune, dans un pays d'immigration ? La France a fait le choix de l'intégration républicaine. L'équipe de France 2018 le revendique haut et fort avec son «vive la France, vive la République». Marc Bloch fustigeait ceux «qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims [et] ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération». Que penser de ceux qui n'ont pas eu le cœur enjoué par la fraternité du 15 juillet ?

Liesse populaire contre revendications sociales? 

Certains se désolent que le peuple assemblé le soit autour d'un ballon et non de revendications. Ce n'est pas toujours le cas. Les grandes dates de l'histoire sociale, en France comme ailleurs, sont souvent aussi des grandes dates de souveraineté nationale (1789, 1848, 1871, la Libération…). Plus proche de nous, il y eut le fantastique débat, mené aux quatre coins du pays sur la Constitution européenne, et qui se conclut comme on le sait, le taux de participation des ouvriers et des employés (toujours près de 50 % de la population on l'oublie souvent) ayant été record.

Pour qui souhaite contester l'ordre établi, il y a bien des leçons à retenir du 15 juillet. Les élites néolibérales s'accommodent fort bien d'une contestation pseudo-radicale aussi minoritaire que prétentieuse (c'est le lot des avant-gardes autoproclamées). La loi El Khomri aurait pu donner lieu à un vaste débat citoyen. Le rabougrissement du mouvement autour du happening libertaire de Nuit debout n'y a pas aidé. Avec le mouvement des cheminots aurait pu éclore un véritable printemps des services publics. Le rabougrissement autour des «têtes de cortège» et leur violence et de quelques ZAD (dans un champ passe encore, mais dans un service public – une université – cela aboutit quelque peu à le détruire) n'y ont pas plus aidé.

Un changement profond de notre société, et il en faut, ne pourra avoir lieu sans s'appuyer sur la force irrésistible du peuple, avec un souffle semblable au 15 juillet.

Indispensable fraternité

Les attentats contre Charlie et plus encore – même si c'est pour des raisons contestables (des défenseurs de la laïcité malmenée d'un côté, des jeunes dont certains au Stade de France, de l'autre) – ceux du 13 Novembre ont rassemblé notre peuple. François Hollande, avec la déchéance de nationalité, a hideusement dilapidé cette fantastique énergie. Que fera Emmanuel Macron de celle du 15 juillet ? Le pire est à craindre. Le gouvernement a remisé le rapport Borloo, il compte amplifier la suppression des emplois aidés, vitaux pour les associations, dont les clubs sportifs, il fustige les aides sociales précieuses pour réduire la pauvreté. On est loin du choc de reconstruction pour contrer la relégation et la ghettoïsation de certains quartiers.

Le foot et son fric peuvent conforter Emmanuel Macron dans sa vision libérale, où le volet social se réduit au programme politiquement correct de l'égalité des chances. Mais notre société se porterait-elle vraiment mieux si tous les milliardaires, et pas seulement les footballeurs, étaient aussi noirs, arabes (et femmes, et homosexuels, et pas cisgenres) ?

La trilogie républicaine – portée subtilement avec ce «Liberté, Égalité, Mbappé» insistant sur la fraternité – mérite mieux. La liberté est une coquille vide si elle ne s'accompagne pas d'un pouvoir d'agir, sur sa vie et celle de la société. D'où l'égalité : égalité des droits bien entendu, mais aussi, dans une certaine mesure, des conditions, afin que la liberté des uns n'écrase pas celle des autres. D'où la fraternité, la solidarité à déployer, via l'Etat social (services publics, protection sociale…) pour construire cette égalité. La trilogie républicaine, ce n'est pas liberté, concurrence et finance. Macron, prends garde à la fraternité !