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Blog «Géographies en mouvement»

Locarno (5). Ce que la nuit fait à Paris

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Pendant trois ans, Matthieu Bareyre a filmé, la nuit, la jeunesse de la capitale. Son film "L’époque", succession de portraits, révèle les peurs, les espoirs, les révoltes des 18-25 ans dans le Paris post-Charlie. Rencontre.
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publié le 5 août 2018 à 12h49
(mis à jour le 27 mars 2019 à 21h35)

Que fait la nuit à la ville, à ses lieux, à celles et ceux qui les habitent ? Elle facilite les rencontres, pour commencer. La journée, à Paris, on travaille, on a des choses à faire, on file à un rendez-vous. La journée, dit Matthieu Bareyre, « il y a peu de moments pour la rêverie, pour des choses non contrôlées », mais la nuit « tout se relâche, c'est plus flou, les gens acceptent un peu plus de se perdre ». Arrêter les gens pour leur parler devient possible.

Mais pas n'importe où. On peut cartographier la nuit parisienne, et c'est ce qu'ont fait le réalisateur et son ingénieur du son Thibaut Dufait en arpentant Paris des heures durant. Constat : la nuit a – comme le jour – ses vides et ses pleins. Et si le film fait la part belle à la place de la République, aux quais de Seine ou aux Champs-Élysées, c'est qu'ailleurs, la nuit, il ne se passe rien ou presque. « On est allés dans le XVIème, mais on n'a rencontré personne. On a marché longtemps, il n'y avait rien. Si, des jeunes devant un McDo à 6 heures du matin. »

« Faire tomber les masques »

Si les gens parlent la nuit, s'ils se laissent filmer, si certains se livrent longuement à la caméra, c'est que la nuit offre aussi des poches de liberté, d'affranchissement des contraintes spatiales et temporelles du jour. La nuit, on échappe (un peu) à son statut social et aux lieux auxquels il nous assigne. Comme des avocates exerçant dans le VIIIe arrondissement, rencontrées à Oberkampf où elles viennent faire tomber l'étiquette, ou des jeunes de Colombes croisés sur les Champs-Élysées, la nuit, jusqu'à un certain point, «on peut mentir, on peut s'inventer des vies».

Passés les petits mensonges avec soi-même, l'atmosphère nocturne libère la parole. Avec l'obscurité, le temps suspendu, mais aussi l'alcool et les psychotropes, une galerie de personnages se livrent, tombent le masque, révèlent leurs angoisses, leur intimité. Le jeune Arthur parle, peut-être pour la première fois, de son enfermement dans les attentes de ses parents. « C'est ce que j'ai envie de rendre visible, dit le réalisateur, le moment où on dit quelque chose de tellement sincère qu'on ne se ressemble plus ».

La joie et ce qui la menace

La parole est aussi la première étape vers la révolte. Rose, icône du film, se met à pleurer place de la République : « J'ai pas de haine, hein, mais si tu savais comment j'ai le feu ». Un jeune de Mantes-la-Jolie, rencontré à Bobigny lors d'un rassemblement pour Théo, n'en finit plus d'expliquer le mal-être des banlieues, le ras-le bol, la casse, l'impuissance. Et surtout le besoin d'être enfin écouté.

Pour Matthieu Bareyre, ces accès de parole, par la résistance dont ils sont porteurs, forment autant de lueurs dans la noirceur ambiante. Autant de tentatives de se défaire des sentiments dominants du Paris post-Charlie, puis post-second tour, l’impuissance (politique) et la peur (des attentats, des flics...).

Au point que l'optimisme l'emporte, soulevé par l'énergie des protagonistes. « J'ai envie d'aller vers la joie, conclut le réalisateur. Mais je ne refuse pas le combat : c'est important de dire que ça va mal, on n'arrange pas les choses en disant que tout va bien. »

La nuit, tout devient possible ?

La bande-annonce