Une minute, à tout casser. C’est le temps qu’il faut, en 2018, pour abattre
un arbre, ôter son écorce et découper de belles bûches prêtes au transport. Une
abatteuse, avec son bras articulé tout droit sorti de Terminator,
effectue en une journée l’équivalent de plusieurs semaines de travail d’un bucheron.
Tant mieux pour l’heureux propriétaire, qui a déboursé autour de
100 000 euros, souvent plus, pour s’offrir cette petite merveille de
mécanique. Pour rembourser sa banque, il doit abattre les arbres à la chaîne et
faire tourner la boutique à plein régime. Comme l’agriculture, la sylviculture
a importé le modèle productiviste nord-américain, et l’endettement des
exploitants est la meilleure garantie de ne pas en sortir de sitôt.
Mais la mécanisation ne permet-elle pas aussi – surtout – d’alléger la
charge de travail humain ? Dans un autre monde, sans doute. Dans le nôtre,
elle permet d’embaucher un ouvrier agricole qu’on fait trimer 10 ou 12 heures
par jour aux commandes de la machine.
Pendant ce temps, Patrick, bûcheron, armé de sa tronçonneuse à 1 500
euros, s’éclate autant qu’il transpire. Entre deux arbres abattus, il nous
parle de sa liberté, de la satisfaction de ne rien devoir à sa banque, du
plaisir de passer ses journées dans une forêt. Une forêt, avec ses
broussailles, ses champignons, sa faune – soupir d’extase dans la salle quand
un garde forestier surprend un faon endormi au pied d’un arbre.
Uniformisation
Une forêt, à ne pas confondre avec une plantation : des arbres plantés
en ligne tous les trois mètres, un silence de mort – pas un oiseau à l’horizon,
faute de matériau pour construire un nid – et surtout une seule espèce d’arbre,
rarement deux.
Car pour faire du chiffre et satisfaire les clients, on plante ce qui est à
la mode, c’est-à-dire ce qui se vend et, de préférence, pousse vite. La mode,
jusqu’à nouvel ordre, est au Douglas, variété de sapin importée du nord-ouest
de l’Amérique du Nord. Un Douglas tous les trois mètres et, si un bouleau se
risque à sortir de terre, mettant en danger le bel ordonnancement, on s’en
débarrasse. Dans trente ans, quarante ans maximum, on récoltera en une coupe
rase quelques centaines d’arbres de la même auteur et du même diamètre.
Le bois, énergie durable ?
Puis on replantera en ayant pris soin de faire disparaître tout ce qui
pourrait enrichir le sol – racines, épines. Après quoi, en toute logique, il
faudra inonder le tout d’engrais chimiques pour que quelque chose repousse.
À l’heure où l’on se gargarise de transition énergétique, le bois énergie
offre un bel exemple de l’hypocrisie ambiante et rappelle, s’il le fallait, que
l’écologie est soluble dans le capitalisme. L’industrialisation de la filière
met en danger la biodiversité et appauvrit les sols. Et l’énergie nécessaire à
la production et au transport assure un bilan carbone tout sauf neutre. Le
problème n’est pas la déforestation, mais la « malforestation ».
Résistances
35 suicides depuis 2002. C’est l’autre conséquence, chiffrable, de
l’application de l’agenda néolibéral à la filière du bois. Les gardes
forestiers, devant la perte de sens de leur fonction, les ordres venus de
technocrates, la baisse des moyens et les menaces de privatisation des forêts
domaniales, manifestent, se mettent en grève, désespèrent, se suicident.
Ils ne sont pas seuls à prendre conscience de l’ampleur des dégâts et, ici
et là, naissent des poches de résistance. Dans les Vosges, terre de tradition
forestière, des associations rachètent des domaines pour en garantir la gestion
durable. Dans les Landes ou le Languedoc, des propriétaires refusent de vendre
et maintiennent où ils le peuvent une sylviculture échappant aux logiciels qui
modélisent le rendement financier des plantations.
L’un d’eux résume : la logique des écosystèmes forestiers et celle de
la finance ne sont pas
mariables. En attendant qu’il soit entendu, la forêt est à vendre.