À Fengcheng, non loin de Shanghai, on trouve des moulins à vent tout droit sortis des aventures de Don Quichotte, des palmiers, des maisons aux façades claires surmontées de tuiles ocre, une église catholique. Bref, on se croirait au milieu de la Castille, et pour cause : au début du siècle, pour désengorger un centre surpeuplé, le maire de Shanghai a eu l’idée de génie (?) de faire construire neuf villes nouvelles, chacune devant reproduire l’atmosphère d’un pays.
L’Espagne, c’est Julio Iglesias
Mais comment caractériser l'Espagne ? Les architectes chinois en charge du projet, nous raconte avec humour la cinéaste Natalia Marín, répondent sans hésiter : l'Espagne, c'est Julio Iglesias. Pourtant, quelques mois plus tard, le projet piétine et des architectes espagnols sont appelés à la rescousse. Résultat : une ville possédant des signes d'hispanité – comme Songjiang et son église anglicane ou Tianducheng et sa réplique de la tour Eiffel. Un contenant géographique sans contenu.
Un peu comme les clones du délirant Coincoin et les z'hinumains. Pour la suite de leurs aventures, P'tit Quinquin et le commandant Van der Weyden passent les body snatchers à la moulinette de Buster Keaton et de l'accent du Nord. Comme dans le film de Don Siegel de 1956, les doubles extraterrestres des personnages de Bruno Dumont, aussi parfaits soient-ils en apparence, trahissent leur inauthenticité par des comportements erratiques et des phrases prononcées sans lien avec le contexte. Mais est-on bien sûr de distinguer le modèle de l'original ?
Territoires importés
Loin des cascades en voiture du Lieutenant Carpentier, A Land Imagined décline le film noir dans le sud-est asiatique. Disparitions mystérieuses sur un chantier, policier insomniaque, enquête nocturne à contre-temps, industriels arrogants protégés par des intérêts supérieurs, le pessimisme et la noirceur accompagnent le développement économique et territorial de Singapour.
Évoquant les terres gagnées sur la mer – depuis les années 1960, la superficie de la cité-État a progressé d’un cinquième – Siew Hua Yeo dénonce les conditions de vie sur les chantiers. Les entrepreneurs locaux exploitent des ouvriers chinois ou bangladais payés à la journée, les entassent dans des dortoirs insalubres et leur confisquent leur passeport.
Mais le jeune réalisateur pose une autre question : lorsque je me promène sur une extension de terre faite de sable vietnamien, est-ce que je voyage au Vietnam ? Et si je marche sur du sable malaisien, suis-je toujours à Singapour ? Et où suis-je quand je poursuis des ennemis dans un jeu vidéo en vue subjective ?
Comme à Shanghai, la réponse réside sans doute avant tout dans les pratiques des habitants, dans la manière dont ils se représentent l’espace, le pratiquent, se l’approprient. Rien n’interdit de se sentir l’âme espagnole en Chine, ni de penser qu’on arpente l’Indonésie sans quitter Singapour : les lieux sont aussi et surtout faits de ce que nous projetons sur eux.