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Tribune

La culture est-elle encore une affaire d’Etat ?

Politique culturelledossier
Si dans les coulisses du pouvoir on se bagarre pour occuper la fonction ministérielle, on ne trouve personne aujourd'hui pour imaginer à quoi peut ressembler une administration culturelle nationale, digne de la patrie des Lumières.
En arrière-plan, l'immeuble abritant le ministère français de la culture, à Paris le 26 juin 2014. (Photo Pablo Porciuncula. AFP)
par Jean-Michel Djian, journaliste et essayiste
publié le 18 août 2018 à 9h11

D’où vient cette impossibilité dans notre pays de repenser sereinement les rapports entre l’art et le pouvoir ? Mais s’ils sont nombreux à les commenter aucun artiste et homme politique vivant n’imagine les reformuler sans l’existence de ce totem qu’est le ministère de la Culture. Comme si la France éternelle sommeillait en son sein, rassurée de savoir que l’Etat et la Nation ne font qu’un.

Pourtant cette administration républicaine imaginée en 1881 (l'artiste Antonin Proust fut le tout premier secrétaire d'Etat aux Beaux-arts) souffre en silence de douter de son utilité ; de ne jamais savoir si sa mission est anecdotique, mystique ou politique. Elle étouffe maintenant dans une technostructure digne de Kafka sans que personne en haut lieu ne s'en offusque. Quant à l'art qui tout de même la justifie il y a belle lurette que son épanouissement et son accès empruntent d'autres voies que celles imaginées en son temps par André Malraux, premier ministre d'Etat chargé des affaires culturelles sous la Ve République.

Artistes, intellectuels, et professionnels de la culture, conscients des vertus de l’action artistique dans un monde si consumériste et matérialiste, s’agitent régulièrement pour plaider une grande politique publique de la culture. On dirait juste que plus personne n’y croit. Que par le jeu d’un marché protéiforme et débridé l’art et la création se sont affranchis des valeurs de la République ; que la capacité des œuvres à permettre le «dépassement» n’est plus sollicitée par le sommet de l’Etat. Parfois dans le regard de ceux qui nous gouvernent, l’objet même de culture est devenu extravagant. Alors on fait comme si. Comme confier à l’actuelle ministre de la Culture un portefeuille amputé de la tutelle du livre et auprès de qui des personnalités éclairées comme Erik Orsenna ou Stéphane Bern jouent, sans moyens, les «ministres bis» dans leurs couloirs de compétences respectifs.

On «oublie» même de nommer à la tête des grandes administrations des Archives, du Patrimoine ou de la Création artistique du ministère des directeurs de plein exercice. Comment un chef de l’Etat apparemment préoccupé par les choses de l’esprit peut-il, sans y réfléchir à deux fois, réduire une politique culturelle à un «pass culture» dont chacun sait qu’il est le moyen le plus insidieux de favoriser plus encore la consommation de divertissements chez les plus jeunes ?

Voilà des années que les héritiers de Malraux, enivrés par le symbole et la noblesse de la tâche, se cassent les dents devant ce qui les attend. Depuis le début de la Ve République ils sont très exactement vingt ministres à avoir été possédés par le dessein de mener à bien une politique culturelle. Ou tout au moins de permettre à la France et aux Français de s'enorgueillir de ses créateurs et, pour ceux qui en ont les moyens, d'accéder à leurs bienfaits. Mais au nom de quel principe un ministère de la Culture aurait-il à célébrer un talent qui pour l'essentiel a été déniché voire financé par d'autres et qui parfois ne doit rien à personne ? Il en faut du sentiment patriotique, assumé ou non, pour accepter que l'Etat récupère à son compte les milliers d'actions artistiques qui fleurissent sur le territoire national.

Pour relativiser l'importance du ministère de la Culture, rappelons que De Gaulle installa son «ami génial» à sa tête pour, avant tout, le savoir à ses côtés. Sa présence le rassurait et permettait au demeurant à la République gaulliste de faire bon ménage avec le monde des artistes pour l'essentiel inféodés au parti communiste d'alors. Mai 68 mettra fin à cette chimère. Depuis, le ministère de la Culture n'aura tressailli qu'une seule fois : en 1981, quand la gauche mitterrandienne, persuadée qu'elle allait «changer la vie», constate qu'un ministre issu du sérail théâtral prend au mot ce slogan électoral et se met à œuvrer. Jack Lang aura été le dernier à incarner ce que Malraux appelait en son temps «le royaume farfelu de la rue de Valois». Malgré le talent de quelques-uns de ses successeurs, le ministère de la Culture s'est épuisé à administrer ce qui pouvait l'être, gérer des programmes en lieu et place des hommes et des idées, pire encore laisser croire qu'il disposait d'un pouvoir supranational pour faire battre en retraite les pourvoyeurs de loisirs télévisuels mondialisés. Malgré une impuissance politique constatée, on se bagarre encore dans les coulisses du pouvoir pour occuper la fonction, mais on ne trouve personne pour se préoccuper de sa raison d'être et, mieux encore, d'imaginer à quoi peut ressembler aujourd'hui une administration culturelle nationale digne de la patrie des Lumières. Et s'il était désormais impossible de mener une politique culturelle d'Etat ?

Tout semble aujourd'hui le laisser penser et ce, pour au moins cinq raisons : parce qu'en cinquante ans l'Etat a paradoxalement beaucoup fait et qu'il est difficile d'en faire plus ; que les institutions culturelles créées par sa volonté sont si réglementées qu'il s'avère impossible de les faire évoluer ; que dans son ensemble l'activité artistique et culturelle nationale relève d'une économie où les collectivités territoriales, des PME ou associations dédiées et des entreprises mécènes en sont les acteurs primordiaux ; que l'industrie culturelle et audiovisuelle planétaire est si dominante, si intrusive que plus aucune contrainte nationale ne l'empêchera désormais de faire ce qu'au siècle dernier la philosophe Hannah Arendt prédisait à savoir «transformer l'art en divertissement» ; qu'enfin et c'est peut-être l'essentiel, aucun président de la République depuis François Mitterrand ne pense plus sérieusement qu'une augmentation du budget du ministère de la Culture réglera le problème d'une absence de politique culturelle.

Puisque l'Etat a un bilan ; que dans leur grande majorité les créateurs sont désormais dans une économie artistique si diversifiée qu'elle échappe à une tutelle nationale ; que les institutions culturelles n'ont d'autres préoccupations que de retrouver des marges de liberté pour se renouveler, qu'enfin ce monde-là souffre plus que d'autres de ne jamais en finir avec les querelles d'ego, les guerres picrocholines et les effets d'annonces, pourquoi ne pas en profiter pour suggérer à l'Etat d'appliquer au pied de la lettre cette formule habile de Régis Debray : «Ce qui nous rassemble est ce qui nous dépasse» ? On verra alors qu'il y a matière à se surpasser.

Jean-Michel Djian est l’auteur de la Politique culturelle, la fin d’un mythe, Folio/Gallimard, 2005.