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Libération

Lagerfeld effleuré

Une série consacrée au couturier allemand a été publiée dans «le Monde» la semaine dernière. Mais qu’y apprend-on vraiment sur son rapport aux médias pourtant crucial ? Lagerfeld existerait-il sans les articles, les photos…
Karl Lagerfeld, le 3 mai 2017 au Grand Palais à Paris. (Patrick Kovarik - AFP)
publié le 26 août 2018 à 17h56

C’est fou, comme les secteurs, et les personnages, les plus surmédiatisés en apparence, sont en réalité sous-couverts par l’investigation journalistique. Difficile d’imaginer personnalité plus iconique que Karl Lagerfeld. Les lunettes, le col montant, le catogan blanc (poudré ?) du couturier allemand sont connus de tous. Il a participé à un nombre incalculable d’émissions grand public - si important qu’on pouvait finir par croire que cette icône folklorique consacrait à la télé l’essentiel de son temps, comme tous ses congénères «jet-setteurs» qu’exhibent les émissions-maronniers spécialisées, sur fond de boîtes de nuit et de piscines, et qui n’ont au final d’autre vie que leurs apparitions dans ces émissions. Son taux de «notoriété spontanée» doit être considérable, bien davantage que ceux de ses employeurs, les frères Wertheimer, ou même de leurs homologues, les Pinault ou les Arnault.

Et pourtant, nombre de lecteurs du Monde ont dû tout apprendre en lisant la série d’été consacrée au personnage par Raphaëlle Bacqué, véritable biopic écrit. Pour commencer, donc, le moins évident : dans la vraie vie, Lagerfeld travaille vraiment. Il dessine, il produit, pour la griffe célèbre dont il est l’employé. Et puis le reste. Ses liens avec le gotha à particules (ça, on s’en doutait). Ses démêlés avec Pierre Bergé, compagnon d’Yves Saint Laurent, et actionnaire du Monde, décédé l’an dernier : on apprend, à lire Bacqué, que Bergé avait quasi menacé de mort l’amant de Lagerfeld, qui entretenait une liaison avec Saint Laurent - aurait-on pu raconter cette histoire du vivant de Bergé ? On apprend aussi que son «refuge fiscal» monégasque était en réalité situé… en territoire français, à quelques mètres près : pas de chance. Mais consolons-nous : deux redressements infligés par le fisc français auraient été adoucis, le premier après intervention de Bernadette Chirac, le second par Dominique Strauss-Kahn (de cent à quarante millions de francs). C’est la première leçon de la série : com’ partout, info nulle part. Plus ça communique, moins ça informe.

Toutes ces informations sont déversées dans le grand chaudron de Raphaëlle Bacqué, pêle-mêle avec d’autres plus anecdotiques, voire totalement inutiles, mais que les lecteurs auront néanmoins plaisir à picorer comme des cacahuètes : par exemple, saviez-vous que la lady d’Arbanville de Cat Stevens a vraiment existé ? Elle était mannequin, et se prénommait Patti. Si si !

Il reste pourtant un domaine, effleuré à coups d’épingles dans la série, mais jamais attaqué frontalement : les relations de ce monde enchanté avec la presse. Bacqué multiplie anecdotes et notations, mais ce n’est pas son sujet central.

Au détour de la série, on apprend en effet par exemple que 100 000 euros ont été prévus par Lagerfeld pour habiller les éditrices mode. Comment donc ? Les éditrices mode qui traitent des créations de Lagerfeld seraient habillées gratos ? Ne jouons pas les naïfs. Ce n’est ni nouveau, ni unique. Depuis qu’il existe une presse de mode, les éditrices mode des journaux influents sont couvertes de cadeaux, mais sans doute voici dix ou vingt ans, aucun journaliste ne l’aurait-il alors écrit. Ce ne sont d’ailleurs pas les seules. De nombreuses tribus de journalistes spécialisés ont leurs petits avantages. Prêts de voitures, places de stade, gadgets électroniques lors des voyages de presse, etc. Les rédactrices mode comme les autres.

Internet aidant, l’opacité totale sur ces pratiques n’est plus possible. C’est un progrès de la transparence. Mais Raphaëlle Bacqué s’arrête là. Elle n’a pas développé l’enquête dans cette direction. Elle n’a pas poussé les portes des bureaux voisins pour tenter de savoir si des éditrices mode du Monde, par exemple, en avaient bénéficié, ou en bénéficiaient encore. C’est pourtant ici que l’on pourrait creuser. Faire parler les éditrices mode qui en ont bénéficié. Montrer la porosité entre le monde enchanté et les journalistes chargés de le décrire. Mais non : quelques cacahuètes comme les autres dans le bocal, quelques lignes dans un long article. Pas moins, pas plus. Ce nivellement banalise les pratiques décrites : après tout, si le journaliste, qui est au courant, n’en fait pas davantage, c’est que ce n’est pas si important !

Dans la carrière d’un Lagerfeld, on peut pourtant soutenir que le rapport aux médias est central : sans les centaines d’articles et de photos à lui consacrer, sans les dizaines d’émissions, Lagerfeld existerait-il seulement ? C’est de la presse qu’il tient son pouvoir. Et chaque ligne publiée participe à cette publicité gratuite, y compris au final les articles les plus palpitants et les plus apparemment sulfureux, comme cette série du Monde. Et, tiens, jusqu’à cette présente chronique, nonobstant le soin un peu dérisoire mis à ne pas y mentionner le nom illustre de l’employeur de Lagerfeld.