La Terre est bleue et nous avons oublié que nous sommes des merriens avant d'être des terriens, que toute vie vient de l'océan. Mais c'est le prisme terrien qui a dominé. On pourrait réécrire toute l'histoire du point de vue de la mer. Cyrille Coutansais, après des ouvrages d'analyses politiques et économiques voulait se mettre enfin dans la tête de tous ces hommes qui ont prisla mersans cartes, sans GPS, à bord de pirogues… Qu'est-ce qui avait pu les attirer dans cette aventure folle ? Le fil conducteur de son nouveau livre,les Hommes et la Mer(CNRS éditions, 2017), est cette relation entre l'homme et la mer et son évolution selon les civilisations.
Vous distinguez les peuples de la mer et ceux de la terre ?
Il y a des terriens et des merriens. Chaque civilisation a un imaginaire qui façonne cette relation à la mer. En Europe, notre héritage judéo-chrétien rend la mer menaçante, la bête de l’Apocalypse doit, par exemple, surgir des océans. Au Moyen Age, périr en mer signifiait mourir sans sépulture et donc finir en enfer. La civilisation polynésienne, bien au contraire, a une vision très positive de l’océan. Pour les Polynésiens, le paradis se situe sous l’eau.
Les peuples pêcheurs avaient ainsi une vision positive des requins, des baleines…
Les requins étaient même souvent leur totem. Ils s’apparentaient à l’image positive du dauphin d’aujourd’hui. Ils étaient considérés comme des animaux très intelligents. Dans certains contes, des embarcations humaines en difficulté étaient ramenées à terre grâce aux requins. Ils étaient vus comme des bons génies qui indiquaient même les meilleures zones de pêche. Les baleines étaient souvent vues comme des divinités.
La mémoire des peuples de la mer est défavorisée par rapport à celle des peuples terriens.
L’histoire a été écrite par les terriens. On a voulu imaginer que le peuplement des continents s’était fait à pied, alors que beaucoup de terres ont été découvertes en navigant. Les îles se sont peuplées le plus souvent grâce au franchissement des mers. Et cela bien plus tôt qu’on ne l’imagine. Pour atteindre l’Australie, il fallait forcément se lancer dans une traversée sans voir la terre de l’autre côté. La découverte en 2003 que l’île de Florès (en Indonésie) avait été peuplée par voie maritime, nous a obligés à repenser toute l’histoire. Le premier moyen de locomotion inventé par l’homme est le bateau, bien avant la roue. L’homme navigue depuis ses origines.
Notre histoire est très eurocentrée, et cela nous a empêchés de prendre en compte les visions merriennes d'autres peuples. La rencontre de James Cook avec les Polynésiens en est une bonne illustration. Ils ont en effet peuplé l'ensemble des îles du Pacifique : ils atteignent l'île de Pâques aux alentours de 900, bien avant le couronnement d'Hugues Capet en 987 ! Leurs moyens de navigation étaient avancés : des catamarans, mais aussi des pirogues à balancier leur permettaient de longs voyages. Ils n'avaient pas de carte mais une science du ciel et naviguaient en se repérant grâce aux étoiles. Quand Cook arrive dans le Pacifique au XVIIIe siècle, il embauche un pilote polynésien pour se déplacer d'île en île. Son pilote l'emmène partout, alors que Cook ne sait même pas sur quelle longitude il se trouve. Plutôt que de s'étonner de cette science qu'il n'a pas et de chercher à en savoir plus, il reste sur l'idée du bon sauvage qui navigue à l'instinct. Et pourtant, l'Amérique a été découverte par les Polynésiens puis par les Vikings, bien avant l'Européen Christophe Colomb.
Mais la culture merrienne a laissé moins de traces ?
La mer et le sel effacent tout. Le bois des embarcations n’y a pas résisté. On ne trouve pas en mer l’équivalent des peintures rupestres. De plus la culture maritime est par nature silencieuse. Les marins sont des taiseux. Ils ne parlent pas facilement de leur vécu en mer. Ou alors entre eux. On peut comprendre qu’ils gardent le secret sur les zones de pêches ou sur les voies maritimes les plus rapides. Les Phéniciens préservaient par exemple leurs itinéraires, surtout ceux qui leur permettaient d’accéder à de l’or en longeant les côtes de l’Afrique…
Les marins ont non seulement une culture du secret mais aussi un silence qui vient de la monotonie, voire de l’ennui d’une traversée. Il y a peu à raconter. Ou au contraire, la vision de cette immensité bleue reste une énigme, un univers indicible. Le seul événement en mer est souvent une terre en vue. Certains ont enjolivé leur récit. En imaginant des monstres. Peut-être pour décourager les terriens tentés par l’aventure. C’est donc une culture qui s’est assez peu transmise, qui ne fait pas forcément l’objet d’une historiographie approfondie.
Pourtant la compréhension de nos origines, et même de celles de la vie est au fond des mers.
Concernant notre préhistoire, 85 % des sites archéologiques les plus anciens sont aujourd’hui sous l’eau. Nous avons eu, au cours de notre histoire,une période de glaciation, durant laquelle l’eau s’était retirée très loin de nos côtes actuelles. Les terres, alors habitées, sont désormais immergées avec la montée des eaux. Il s’agissait de sociétés littorales, souvent très avancées.
Entre merriens et terriens, la communication n’est pas toujours facile.
On remarque, notamment en France, une déconnexion entre les populations littorales et celles de l’intérieur des terres. Les marins ont par exemple été mal considérés par l’Eglise. Ils ne rentraient pas dans le cadre. Ils avaient souvent vu d’autres pays et donc pouvaient faire des comparaisons et remettre éventuellement en cause l’ordre établi. Ils avaient souvent une forme de culture un peu anarchiste, dissidente, voire hérétique.
Vous distinguez deux grandes civilisations merriennes : les Polynésiens et les Vikings…
Les Polynésiens ont développé une civilisation extrêmement brillante sur plus de 45 000 kilomètres carrés entre les îles Fidji, Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie et l’Australie : les Lapita. Et ceci juste avec des pirogues. L’aventure polynésienne est une migration sur l’eau. Ils étaient bien organisés. Ils envoyaient d’abord quelques éclaireurs à bord de pirogues à balancier puis la population suivait sur des catamarans constitués de plusieurs troncs évidés et juxtaposés dans lesquels ils pouvaient charger du petit bétail, des vivres et des plantes de cultures pour pouvoir vivre sur les terres d’arrivées. Ils vont même atteindre l’Amérique vers l’an 900 et ont noué des relations d’échange avec ce continent.
La pomme de terre, qui est typiquement sud-américaine, était par exemple cultivée sur les îles Cook dès l’an 1000. De même qu’il y a, dans l’autre sens, une espèce de poulet polynésien implanté en Amérique du Sud.
En Europe, l’équivalent des Polynésiens, c’était les Vikings ?
Ils avaient une véritable culture maritime par la force des choses. Ils quittaient souvent des terres scandinaves désolées et inhospitalières pour aborder du côté de la Russie, dont ils ont descendu tous les fleuves, de l'Europe [ils arrivent au nord de la France vers 900 après J.-C., ndlr] ou plus à l'ouest : vers l'Islande et le Groenland, qui comme son nom l'indique était une terre verte et fertile à leur époque. Il suffisait de pousser un peu plus pour aborder au Canada. Ils l'ont juste découvert, ils ne le peupleront pas, contrairement aux Européens plus tard. Pourtant, c'est un Islandais qui a découvert l'Amérique du Nord par hasard après avoir dérivé, en 935, donc bien avant 1492. Ces terres semblent très intéressantes parce que contrairement à l'Islande elles sont boisées. Les Islandais tentent de s'y établir mais abandonnent après des affrontements avec des Amérindiens.
Tout l’imaginaire viking est marin. Les fonds sont habités. Il y a des cités brillantes comme des paradis, mais aussi des monstres. Des serpents de mer, par exemple, dont un simple mouvement de queue peut provoquer un raz-de-marée. Les sirènes ne sont qu’une petite partie d’un bestiaire fantastique très varié… Puis un refroidissement climatique a progressivement coupé les liens entre le Groenland et les terres originelles des Vikings.
Plus politiquement, des peuples merriens ont fondé de véritables thalassocraties.
La première est la civilisation minoenne en Crète. C’est le premier laboratoire des empires maritimes qui se constitueront par la suite. Leur savoir-faire de peuple marin va leur permettre de contrôler toute la Méditerranée orientale et surtout les échanges commerciaux qui s’y développent. Avec cette domination maritime ils accumulent de la richesse et développent plus encore leur flotte. Cela leur apportera aussi la paix et la sécurité. Il faudra attendre les Vénitiens pour que des constructions militaires défensives apparaissent.
Les Portugais reproduiront ce modèle et s'approprieront l'océan Indien au détriment des navigateurs arabes. Ils domineront ainsi le marché des épices. Mais ceux qui pousseront ce capitalisme maritime le plus loin seront les Hollandais, car ils seront présents sur tous les continents à la fois dès le XVIIe siècle. Ils pourront fixer les cours mondiaux de plusieurs denrées, comme le sucre.
Mais la grande supériorité de ces thalassocraties réside dans leurs échanges avec l’extérieur. Ils s’enrichiront aussi culturellement en découvrant d’autres civilisations… Les Crétois par exemple ont connu une effervescence artistique en rapportant de leurs voyages de nouveaux pigments, donc de nouvelles couleurs.
La mer est une source d’exploration presque vierge : on connaît plus d’un million d’espèces terrestres et seulement 250 000 espèces maritimes.
C’est une grande question. La mer apparaît comme un immense réservoir de ressources. Des ressources minérales par exemple en Papouasie-Nouvelle-Guinée, où va s’ouvrir un énorme chantier d’exploitation. La première mine sous-marine de Solwara, au large de ce pays, commencera à extraire de l’or, du cuivre et de l’argent début 2019, selon la société minière canadienne Nautilus Minerals. Si cette exploitation est rentable, cela risque de donner le coup d’envoi à une course aux ressources sous-marines et à une surexploitation des fonds. L’impact sur la faune et la flore sera négatif.
Mais surtout nous risquons de faire disparaître des espèces avant même de les avoir découvertes. Ces espèces encore inconnues pourraient être cruciales pour l’avenir de l’humanité. On découvre actuellement des molécules sous la mer qui permettent de soigner des maladies incurables, comme certains cancers. Et ce n’est que le début. Les variétés génétiques maritimes sont beaucoup plus riches que celles que nous connaissons déjà sur terre. La plupart des abysses sont encore à découvrir.