Questions à Florent Piton, doctorant à l’université Paris Diderot - CESSMA et auteur de Le génocide des Tutsi du Rwanda qui sort aujourd’hui chez La Découverte.
Quelles sont les fondements du racisme
entre Hutu et Tutsi au Rwanda ?
Il me semble d’abord fondamental d’insister sur
l’emploi de ce terme « racisme » plutôt que celui
d’« ethnisme », qui n’en serait qu’une forme dégradée, propre à
l’Afrique en quelque sorte. Si l’on admet qu’il s’agit d’identités pensées
comme biologiques
et culturelles, le
terme de « racisme » ne me paraît guère faire débat et n’interdit pas
– loin s’en faut – de penser les manipulations politiques de ces identités.
Bien entendu, les termes « Hutu » et « Tutsi »
existaient avant la colonisation. Leur définition et les frontières des groupes
qu’ils caractérisaient, étaient toutefois bien différentes. Pour faire simple,
les premiers pratiquaient plutôt l’agriculture, les seconds plutôt l’élevage,
non sans complémentarités et possibilités de passage d’une catégorie à l’autre.
Les vaches étant un marqueur de richesse important, l’élite curiale du royaume
se recrutait plutôt parmi les Tutsi, mais il y avait aussi des notables
« hutu », notamment dans les marges territoriales. Surtout, les
individus se définissaient prioritairement par rapport non à ces catégories
mais aux clans et aux lignages, qui recrutaient aussi bien parmi les Hutu que
parmi les Tutsi. Il est vrai qu’aux 18
ème et 19ème
siècles, les concurrences entre terres arables et pâturages renforcèrent les
oppositions entre agriculteurs et éleveurs, mais les révoltes d’agriculteurs
ciblaient les riches propriétaires de bétail plus que les Tutsi dans leur
ensemble
.
C’est peu de dire, donc, que l’opposition Hutu-Tutsi n’était pas primordiale
avant le 20
ème siècle.
Lorsque les premiers Européens arrivèrent dans la
région, ils étaient baignés par les théories raciales du second 19
ème
siècle, dont Gobineau est l’un des plus illustres représentants. L’on
considérait alors que l’humanité était divisée en races et que dans une partie
de l’Afrique notamment s’opposaient deux grands ensembles, les Bantous,
authentiques « nègres » en quelque sorte, et les Hamites, un groupe
de races supérieures venues du Nord et ayant importé les principaux éléments de
civilisation sur le continent. Parce que l’élite monarchique se recrutait
principalement parmi les Tutsi, ces derniers furent rangés parmi les Hamites,
les Hutu étant catégorisés comme Bantous. Les critères physiques (clarté du
teint, taille, prognathisme…) et moraux furent mobilisés pour tracer entre eux
une frontière étanche. Le temps colonial fut donc le temps de la racialisation.
Avec des conséquences très concrètes pour les populations, pour l’accès à
l’éducation ou aux postes administratifs et politiques. Bien sûr, seule une
petite minorité de Tutsi profita de ces privilèges, mais peu à peu s’instilla
l’idée que Hutu et Tutsi formaient deux races distinctes
. On
oubliait un peu vite que l’immense majorité des Tutsi – ceux que Léon Saur
appelle fort opportunément les « petits Tutsi »
–
partageait le même sort que les Hutu modestes.
Après la Seconde Guerre mondiale, on parla moins de
« races » que de « castes », puis d’« ethnies »
dans les années 1960 ; le fond idéologique resta pourtant le même. A la
fin des années 1950, émergea un mouvement hutu parmi des notables formés dans
les séminaires. Plutôt que de revendiquer une remise à plat des inégalités
sociales et économiques, ils inscrivirent leurs revendications dans ce cadre
racialiste, expliquant que c’étaient bien les Tutsi qui dominaient une masse
servile de Hutu. Leur priorité disaient-ils était donc de lutter contre le
« colonialisme tutsi », les Hutu étant pensés comme les véritables autochtones
en vertu de l’idéologie hamitique. Entre 1959 et 1961, une révolution socioraciale
mit à bas la monarchie, avec le soutien des Belges et des missionnaires. La
République qui en sortit ne renonça pas, c’est le moins que l’on puisse dire,
aux discours racialistes. Des pogroms réguliers eurent lieu entre 1959 et les
années 1960, tandis qu’une politique de discrimination fut mise en place à l’égard
des Tutsi. La révolution de 1959 était en effet considérée comme en perpétuel
inachèvement, tant les Tutsi auraient acquis de privilèges séculaires.
Contrairement aux apparences, le coup d’Etat de Juvénal Habyarimana en 1973 ne
mit pas un terme à ces discours et à ces politiques, même si les violences
physiques se firent moins systématiques. C’est d’ailleurs sous Habyarimana que
la politique des quotas – visant à limiter l’accès aux emplois publics à
l’enseignement secondaire et supérieur – fut officialisée
.
Comment cette idéologie a-t-elle pu
conduire au génocide des Tutsi en 1994 ?
En octobre 1990, le Front patriotique rwandais (FPR) –
un mouvement politiqué né au sein de la diaspora essentiellement (mais pas
exclusivement) tutsi en exil en Ouganda – attaque le Rwanda. Après l’échec de
l’incursion, une guérilla de plusieurs années s’installe dans le Nord. Aux yeux
des extrémistes et d’une partie de la population, la guerre civile qui
s’installe réactive la menace, et les Tutsi de l’intérieur, bien que n’ayant
rien à voir dans leur immense majorité avec le FPR, lui sont bientôt assimilés.
A ce contexte s’ajoute le retour du multipartisme, qui conduit à l’effritement
du pouvoir des élites en place. Si la compétition politique emprunte d’abord à
de multiples voies, le front ethnoracial devient vite primordial : tandis
que certains partis d’opposition sont qualifiés de tutsi et de
« traîtres », des partis et mouvements extrémistes émergent
progressivement entre 1991 et 1993, donnant naissance à ce que l’on va appeler
le Hutu Power
.
Les années 1990 sont donc marquées par une
recrudescence sans précédent du racisme. Un vocabulaire spécifique se
cristallise pour désigner les Tutsi devenus l’incarnation de la figure de
l’ennemi, vocabulaire qui emprunte à la fois au lexique de la guerre
(« ennemi », « complice ») et de la vermine (« serpent »,
« cancrelat »)
. Des
leaders politiques appellent publiquement à se débarrasser des Tutsi, comme
Léon Mugesera, un haut responsable du parti présidentiel, qui en novembre 1992
n’hésite pas à expliquer qu’il faut « renvoyer [les Tutsi] en [les]
faisant passer par la Nyabarongo, pour qu’[ils] y parv[iennent] plus
vite ». Les liens avec le racisme sont ici très clairs : la
Nyabarongo étant un affluent du Nil, il s’agit ni plus ni moins de faire
retourner les Tutsi hamites là d’où ils sont censés provenir, en Egypte. Les
médias extrémistes fleurissent dans cette même période, d’abord la presse, puis
la radio avec la Radio-télévision libre des mille collines (RTLM)
. Bien
entendu, la circulation de ce racisme n’est ni systématique, ni linéaire. Il y
a des gens pour s’y opposer, et il n’y pas une stricte similarité entre les
discours tels qu’on les lit ou entend dans les médias, et tels qu’ils sont
professés sur les collines rurales. On manque d’ailleurs encore de travaux sur
la diffusion de l’idéologie au sein de la population, par exemple dans les
écoles ou dans les lieux de sociabilité comme les marchés ou les cabarets. Reste
que la circulation des discours racistes s’accélère, accompagnée de pogroms
localisés récurrents, en réaction notamment aux incursions du FPR en octobre 1990,
janvier 1991, mars 1992 ou début 1993
.
C’est peu de dire, dès lors, que l’attentat contre
l’avion présidentiel de Juvénal Habyarimana au soir du 6 avril 1994 ne saurait
constituer
la cause du génocide des
Tutsi, dont il n’est qu’un évènement déclencheur. Dès le 7 dans une grande
partie du pays, au bout de quelques jours ou quelques semaines ailleurs, les
massacres systématiques contre les Tutsi commencent, en même temps qu’est
éliminée l’opposition politique. Dans un pays qui abritait alors 7,5 millions
de personnes, le génocide fait entre 800 000 et 1 million de victimes. Si
l’on s’en tient au nombre de personnes jugées au Rwanda, 800 à 900 000
personnes ont participé aux violences, dont les deux tiers pour des pillages ou
destructions de biens (des faits qui n’ont pas donné lieu à incarcération). La
participation est massive, et il me paraît dès lors difficile de faire du
génocide le résultat de la peur, de la contrainte ou d’une seule stratégie
politique, dans une lecture strictement instrumentale. Ces facteurs jouent bien
sûr un rôle important dans la perpétration des tueries, mais l’on ne saurait
exclure la dimension idéologique, et donc le racisme. Ce qui ne signifie pas au
demeurant que le génocide était la seule voie possible, même si ce fut à chaque
pas le choix de la radicalisation qui l’emporta.
Pendant les massacres qui durent du 7 avril au milieu
du mois de juillet, les pratiques de violence attestent d’ailleurs l’importance
des imaginaires raciaux dans la manière dont les tueurs et leurs relais
agissent. Les pratiques de cruauté et les atteintes corporelles en sont un
indice particulièrement saillant
. Entre
fin 1995 et début 1996, l’examen d’une fosse commune par une équipe de médecins
légistes dans la région de Kibuye a ainsi montré que l’essentiel des coups
étaient portés au visage, attribut d’une prétendue « beauté tutsi ».
Plusieurs corps avaient également les tendons d’Achille sectionnés, une façon
d’empêcher la fuite, mais aussi de « raccourcir » des Tutsi dont on
disait qu’ils étaient plus « élancés » que les Hutu. Les critères
physiques et biologiques sont donc bel et bien mobilisés
. De
la même façon, les femmes sont une cible prioritaire, tant lorsqu’il s’agit de
les mettre à mort (dans une logique de rupture de toute possibilité de
filiation, notamment lorsqu’on extirpe les fœtus des femmes enceintes) que
lorsqu’on les viole massivement. Dès lors, on ne saurait abstraire le génocide
des Tutsi de l’imaginaire racial qui le précède et lui donne sens.
Commémorations du génocide à Mubuga en mai 2014, photographie de Florent Piton, CC-BY-SA.
Quelles sont les traces de ce racisme
aujourd’hui au Rwanda ?
Après avoir mis fin au génocide, le nouveau régime
contrôlé par le FPR tente de reconstruire un pays exsangue. L’un des enjeux est
justement de mettre un terme à cet imaginaire raciste, ce qui est entre autres
passé par une refonte des programmes scolaires (notamment d’histoire) et par la
promotion d’une nouvelle identité rwandaise venant supplanter les anciennes
catégories « ethniques », supprimées des discours publics et des
documents officiels comme les cartes d’identité. Depuis plusieurs années, la
thématique de l’unité et du retour à la concorde précoloniale est au cœur des
narrations historiques promues par le pouvoir et ses institutions. Ces
thématiques sont par exemple très visibles dans les cérémonies commémoratives. Bien
entendu, cette histoire précoloniale est très largement fantasmée. Il n’en
reste pas moins que ce nouveau récit semble se diffuser. En assistant en mai et
juin 2018 au procès à Paris de deux anciens bourgmestres accusés d’avoir
organisé le génocide dans leur commune, j’ai ainsi remarqué que les nombreux
paysans Rwandais venus témoigner, à la question de savoir s’ils étaient Hutu ou
Tutsi, répondaient au passé et précisaient être « considérés comme »
tel ou tel. Peut-être peut-on y voir un fléchissement dans la manière dont les
individus définissent leur identité.
Il n’en reste pas moins qu’on peut encore observer
certaines rémanences de discours et pratiques discriminatoires, voire
violentes, héritées du racisme. On parle au Rwanda d’« idéologie du
génocide », un terme apparu au milieu des années 2000 et qui au départ a
été défini de manière pour le moins extensive (la loi qui définit cette
incrimination a d’ailleurs été réécrite en 2013). Quoi qu’on pense de
l’utilisation politique qui puisse être faite de cette catégorie judiciaire, il
faut prêter attention à ces phénomènes. Je songe ici à un rapport diffusé en
2016 par la Commission nationale de lutte contre le génocide et qui recense
toute une série d’actes et de témoignages particulièrement édifiants à
l’encontre des rescapés : brimades, moqueries, atteintes aux biens et au
bétail, mais aussi pratiques de défécation dans les enclos familiaux qui renvoient
aux imaginaires scatologiques des médias extrémistes des années 1990
.
Parmi de multiples exemples, je citerais cette personne de la province de l’Est
qui explique qu’un homme a « tiré le nez d’un rescapé […] en disant :
«Actuellement, on n’a pas besoin de tels nez» ». Comment ne pas
y voir un écho des discours sur le prétendu nez aquilin des Tutsi, et un rappel
des mutilations à l’encontre de statues de la Vierge ou du Christ dont on
brisait le nez pendant le génocide parce qu’elles incarnaient « le Dieu
des Tutsi » ?
[1] Jan Vansina, Le Rwanda ancien.Le royaume nyiginya , Paris, Karthala, 2012 (1ère édition :2001).
[2] Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda, racisme et génocide. L'idéologie hamitique, Paris, Belin,2013.
[3] Léon Saur, « Catholiques belges et Rwanda : 1950-1964. Lespièges de l'évidence », thèse, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013.
[4] Jean-Paul Kimonyo, Rwanda, ungénocide populaire , Paris, Karthala, 2008.
[5] Jordane Bertrand, Rwanda, lepiège de l'histoire. L'opposition démocratique avant le génocide (1990-1994) ,Paris, Karthala, 2000.
[6] Laurent Nkusi, Balinda Rwigamba et Mathias Ruzindana, La Langue kinyarwanda. Son usage et impactdans les divers médias pendant la période 1990-1994 : une étudesociolinguistique , Arusha, TPIR, 1998.
[7] Jean-Pierre Chrétien (dir.), Rwanda.Les médias du génocide , Paris, Karthala, 2002 (1ère édition : 1995).
[8] FIDH et HRW, Rapport de lacommission internationale d'enquête sur les violations des droits de l'homme auRwanda depuis le 1 er octobre 1990, 7-21 janvier 1993, Paris/NewYork/Ouagadougou/Montréal, 1993.
[9] Stéphane Audoin-Rouzeau, Uneinitiation. Rwanda (1994-2016) , Paris, Seuil, 2017 ; Hélène Dumas, Le Génocide au village. Le massacre desTutsi au Rwanda , Paris, Seuil, 2014.
[10] William Haglund et al., Recherches effectuées sur le site del'église de Kibuye , vol. 1, Boston, Physicians for Human Rights, 1997.
[11] République du Rwanda, Commission nationale de lutte contre legénocide, Etat de l'idéologie du génocideau Rwanda, 1995-2015 , Kigali, 2016.