Au chevet de la pauvre gauche, voici un médecin précieux. Non qu’il ait trouvé le remède miracle propre à rétablir la santé des progressistes : il ne le prétend pas. Mais le diagnostic qu’il pose, mélange de lucidité et de profondeur historique, fait de son essai, personnel et érudit, l’un des livres importants de cette rentrée. Professeur au Collège de France mais toujours militant de l’émancipation, Pierre Rosanvallon, à la différence de tant d’intellectuels de sa génération, n’a jamais abandonné la gauche démocratique, sans pour autant en taire les erreurs et les faiblesses. Responsable à la CFDT dans les années post-68, il a épousé les enthousiasmes et les espérances de Mai, tout en restant rétif aux chimères du gauchisme seventies. Sociologue non-marxiste, proche de Claude Lefort, d’Edgar Morin ou de Michel Foucault, autant que d’Edmond Maire ou de Michel Rocard, il devient l’un des intellectuels organiques de la deuxième gauche, autogestionnaire, réformiste et antitotalitaire.
Vie et destin de la Fondation Saint-Simon
Dans les années 80, il crée, avec François Furet, la Fondation Saint-Simon qui devient l’un des think tanks les plus influents de la période, réunissant intellectuels réformistes et chefs d’entreprise ralliés au progressisme. Au fil des années, la Fondation dérive peu à peu vers un libéralisme très balladurien : Rosanvallon décide de la dissoudre pour créer la République des idées, à la fois une collection d’essais, un site de réflexion et une organisatrice de colloques réunissant militants et experts. Ses essais lui valent une grande reconnaissance universitaire et il est élu au Collège de France. Ce livre de philosophie politique est un livre personnel. Autant que de l’histoire, on y trouve la saveur du souvenir. Animateur de revues, habitué des symposiums universitaires mais aussi militant et essayiste, Rosanvallon a côtoyé la plupart des intellectuels qui ont compté à gauche pendant ce demi-siècle, en France et dans le monde.
Foucault, Lefort, Castoriadis, Michel Rocard et Edmond Maire
Cette histoire d’idées est ainsi une histoire d’hommes et de femmes, dont les portraits en situation jalonnent le récit politique, donnant à cette étude raisonnée l’allure d’une promenade aux réflexions jetées au fil des rencontres avant d’être ordonnées et systématisées. On croise ainsi Touraine, Lefort, Castoriadis, Michelle Perrot, André Gorz ou Ivan Illich, tous rendus dans le vif et situés dans le débat de l’époque. On comprend mieux, aussi, l’évolution ultime de Michel Foucault, à travers l’amitié intellectuelle nouée entre les deux hommes. Pierre Rosanvallon est aussi un rat de bibliothèque, un amateur de vieux papiers, un habitué des librairies poussiéreuses et d’éditions oubliées. Il en profite pour rappeler à la vie une kyrielle d’auteurs délaissés dont les analyses, les monographies, les témoignages relégués en bas de page et en petits caractères ont inspiré les idées qui feront, souvent des décennies plus tard, la notoriété de tel ou tel auteur plus connu ou plus révéré. Cette galerie de pionniers de l’ombre nous rappelle que les temps anciens - ceux du mouvement ouvrier notamment - ont exploré en profondeur certaines questions d’aujourd’hui, que des redécouvreurs habiles font mine de mettre à jour pour la première fois.
La dérive de la «deuxième gauche»
C'est d'abord le sort de la «deuxième gauche» qui intéresse Rosanvallon. Ce courant syndical, politique, associatif a le mieux traduit en réflexions et en propositions le bouillonnement de 1968, à l'ombre des figures tutélaires que furent Michel Rocard et Edmond Maire. A CFDT-Aujourd'hui, puis à Faire, revues organiques du courant, Rosanvallon était à l'épicentre de cette entreprise politique foisonnante. En mettant la société au cœur du combat, en plaidant l'expérimentation sociale, en cherchant les voies nouvelles de la démocratie politique et économique, en tenant compte des contraintes opposées aux projets abstraits par l'économie et l'impératif financier, cette gauche de l'innovation a eu cent fois raison contre les rigidités du marxisme sauce Marchais, ou contre la ductilité opportuniste du mitterrandisme. Avec vingt ans d'avance, les thèmes de la deuxième gauche annoncent les combats de l'altermondialisme, les avancées de l'écologie, les réflexions sur le travail, la ville ou le féminisme. Mais, en dépit des efforts de Rocard, malgré les aspirations des composantes les plus modernes de la gauche, c'est l'habileté de Mitterrand qui conduit la gauche au pouvoir et qui domine l'action gouvernementale, sur le mode très «social-étatique» incarné par le Programme commun, hérité de Jules Guesde plus que de Jean Jaurès. L'heure de la revanche aurait pu sonner en 1983, quand les imprudences financières de la gauche la ramenèrent aux réalités si souvent anticipées par Rocard ou Delors. Mais il était tard. La lucidité professée par la deuxième gauche se réduisit, par réaction aux inconséquences de la première gauche, à un simple réalisme, relayé par les réformes «sociétales» mais amputé de l'inventivité sociale qui avait marqué les années 70. On passe de l'autogestion à la gestion, accentuant le désenchantement, tandis que la contre-offensive conservatrice et libérale se développe dans le monde.
La gauche désarmée
Entre les archaïsmes du jacobinisme social et le pragmatisme sans âme des modernistes, la gauche se trouve désarmée face à la révolution conservatrice. D'autant que le retour en arrière est venu de l'intérieur. Sous la houlette de Jean-Pierre Chevènement, ou à travers les essais de Régis Debray, la nostalgie de la République d'antan et de la nation homogène commence à diviser le progressisme entre avocats crispés du passé et partisans trop candides de l'avenir. Républicanisme et social-libéralisme créent entre eux une césure dont les adversaires de la gauche font leurs choux gras. Critique de la modernité, classicisme pédagogique, inquiétude sur l'identité nationale, procès de Mai 68, réaction littéraire, éloge de l'assimilation contre le «multiculturalisme», apparaissent en filigrane tous les ingrédients de l'idéologie conservatrice qui domine aujourd'hui le débat public. C'est Pierre Rosanvallon qui publie le Rappel à l'ordre, l'ospuscule polémique de Daniel Lindenberg, qui suscite un torrent de réactions indignées, mais qui annonce pratiquement point par point la grande reconquête des«néo-réacs» sur la scène française et qui sert de substrat idéologique aux populismes de droite lancés à la conquête des démocraties. Erudit, précis comme un archiviste, Rosanvallon rappelle que chaque grande avancée de la modernité - après la Révolution, au moment des grandes lois républicaines de la fin XIXe, dans les années 30 - a provoqué les mêmes rejets furibards, les mêmes anathèmes contre l'individu déraciné, l'ouverture sur le monde qui mine les identités, la méfiance envers l'étranger, la critique frontale ou subreptice contre les droits de l'homme et l'universalisme républicain. De Joseph de Maistre à Alain Finkielkraut, en passant par Barrès ou Maurras, c'est le même réquisitoire traditionaliste, qui voue aux gémonies le progrès, la Raison et l'émancipation individuelle et collective, désormais incarné sous une forme grimaçante par Trump, Orbán, Salvini et consorts.
Trois âges de la modernité
Que peut désormais la gauche ? D'abord comprendre le réel. Historien de la démocratie, auteur, de nombreux ouvrages de philosophie politique, Rosanvallon théorise «les trois âges de la modernité». La Révolution française instaure un individualisme du citoyen, nanti de droits fondamentaux, désormais placé à la source de la légitimité politique, débarrassé des entraves de la société à ordres, choisissant ses dirigeants et faisant la loi par l'intermédiaire de ses représentants. Le socialisme et la République sociale complètent le dispositif en déployant les droits sociaux et en se souciant d'égalité réelle autant que formelle. C'est le deuxième âge moderne symbolisé par le programme du Conseil national de la Résistance mis en œuvre après la Libération. On lui doit l'Etat-providence, l'extension de la démocratie politique, le perfectionnement des institutions de droit vouées à la protection de l'individu dans le travail et dans la cité. Nous entrons dans le troisième âge de l'émancipation individuelle, un «individualisme de la singularité», qui suppose de nouveaux mécanismes de représentation, une adaptation de l'Etat social aux multiples besoins particuliers, une tolérance envers la différence culturelle, qui apporte aux innovations permanentes du capitalisme mondialisé, à l'essor de la technologie, aux flux migratoires, au défi écologique, une réponse diversifiée et qui produise un projet neuf d'émancipation qui fasse pièce aux réponses sommaires du national-populisme. Sur la base de quels principes, avec quels mécanismes institutionnels, avec quelles réformes fondatrices ? Comme certaines séries audiovisuelles qui s'interrompent au milieu de l'intrigue sur un cliffhanger diabolique, Rosanvallon arrête son livre en cours, promettant une seconde saison haletante. Ce sera l'objet, annonce-t-il, de son prochain livre. C'est le seul défaut de celui-ci, qui laisse le lecteur à la fois passionné et frustré. Infernal suspense