Menu
Libération
Chronique «Historiques«

Révolution aristocratique

Chroniques «Historiques»dossier
Nous vivons bien en France un brutal changement de régime. Mais a-t-on vraiment le sentiment de progrès ? Le fer est dans les mots : il faut retrouver le sens démocratique de la «révolution».
Robespierre croqué par Moreau le Jeune. (Photo Erich Lessing. AKG-images)
publié le 5 septembre 2018 à 17h36
(mis à jour le 5 septembre 2018 à 17h55)

L’histoire de la période révolutionnaire a très tôt été le lieu d’une réflexion sur le concept de «révolution», le mot lui-même changeant de sens. Alors qu’il désignait, dans les années 1770-1780, le mouvement des astres et un moment de trouble politique avant le retour à la stabilisation, dans les années 1800, il désigne une rupture d’expériences et une tension vers ce qu’on nomme alors «progrès». L’historien allemand Reinhart Koselleck (1923-2006) affirme que le champ d’expérience comme l’horizon d’attente sont alors troués par l’événement qui les rend caducs, et ouvre un nouveau temps qui les reconfigure.

Si l’on s’en tient à la définition temporelle, nous vivons bien en France une sorte de «révolution» brutale, car de fait notre champ d’expérience est caduc dans bien des domaines, à commencer par le champ universitaire qui ne ressemblera bientôt en rien à celui de l’expérience vécue des enseignants actuels.

Cependant qu’en est-il au vrai de notre horizon d’attente ? A-t-on le sentiment d’un progrès ? De fait là était la promesse, une dynamique de prospérité partagée.

Or, la révolution en marche rend caduques les expériences mais ne troue pas l’horizon d’attente et l’inquiétude qu’il fait sourdre. Elle laisse le pays dans le désarroi où elle l’a trouvé en appauvrissant les pauvres et en enrichissant les riches, renouvelant sans le dire les pratiques empiriques d’une théorie du ruissellement qui ressemble à la contre-révolution de Reagan et de Thatcher. Le cheminement vers le futur n’est, pour le plus grand nombre, ni désiré ni inconnu et ressemble plutôt à un cauchemar qui tourne le dos aux expériences révolutionnaires qui portaient en elles l’utopie démocratique, celle de l’égalité non seulement des droits politiques, mais aussi des protections sociales, un certain régime d’existence digne.

Il va presque sans dire que les mesures annoncées pour le budget 2019, ce nerf de la guerre sur le front de la lutte des classes, conduisent les vieux, les familles pauvres et les jeunes à devenir plus précaires, tandis que ceux que les femmes révolutionnaires de Lyon en septembre 1792 appelaient du nom «d’aristocrates monopoleurs» tireront à nouveaux les marrons du feu.

Mais il ne s'agit pas de demander aux mots plus qu'ils ne peuvent, ils ne sont que des produits sociaux. «Ne cherchez pas le sens des mots, cherchez quel usage on en fait», affirmait le philosophe Wittgenstein (1889-1951). Il s'agit donc de comprendre ce qui arrive désormais au concept de «révolution» dans notre contexte. Loin d'être associé à un mieux-être il est désormais associé au mot «précarité», «chômage», «classes dangereuses» et in fine «répression». Si l'on ajoute que les révolutions du «printemps arabe» sont en difficulté partout et que certains commentateurs affirment qu'elles n'auront été que des moments de déstabilisation voire de guerre civile offrant au capital des opportunités d'investissement pour la reconstruction, on aura compris que la «beauté égarante» (selon l'expression du psychanalyste Fethi Benslama) de l'initium est derrière nous.

Pourtant, la Révolution française continue à hanter cette histoire d’un concept feuilleté et à offrir des ressources historiques pour tenter un nouveau retournement énonciatif qui pourrait reconsolider le sens démocratique de la «révolution».

Sommes-nous si peu nombreux à vouloir «substituer dans notre pays la morale à l'égoïsme, […] l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, […] la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole et misérable» ?

Mais le serions-nous qu'il s'agirait de l'être moins et de se souvenir que seul le «gouvernement démocratique ou républicain» peut «réaliser ces prodiges». «Ces deux mots sont synonymes, malgré les abus du langage vulgaire ; car l'aristocratie n'est pas plus la république que la monarchie.» «L'essence de la république ou de la démocratie est l'égalité.»

Face à cette révolution aristocratique que nous vivons, lorsqu'un nouvel horizon d'attente se dessine, il fait valoir à nouveau ce désir de révolution démocratique. Les mots ne deviennent des acteurs qu'en trouvant du souffle parmi les êtres de chair et de sang, alors seulement la «révolution» n'est plus seulement un mot fétiche mais une ressource. «Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d'énergie que des excès de faiblesse. Le plus grand écueil peut-être que nous ayons à éviter n'est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien et la peur de notre propre courage.»

(Les citations révolutionnaires sont extraites du discours de Robespierre du 17 pluviôse an II sur les principes de morale politique.)

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.