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Libération
Chronique «Philosophiques«

John McCain, opposant en chef à Donald Trump

Lors des funérailles le week-end dernier de l’ex-sénateur, candidat malheureux face à Barack Obama en 2008, des milliers de gens ont montré, qu’ils soient démocrates ou républicains, qu’une force alternative et critique existe aux Etats-Unis.
A Washington, le 1er septembre 2018, lors des funérailles du sénateur américain John McCain. (Mark Wilson/Getty Images/AFP)
publié le 6 septembre 2018 à 19h36
(mis à jour le 6 septembre 2018 à 19h40)

On avait fini par oublier que dans le monde politique états-unien, il existe de l’opposition à Trump ; et pas seulement dans la gauche du Parti démocrate, qui cumule les succès depuis quelques semaines dans les primaires. Les milliers de personnes rassemblées pour rendre hommage au sénateur John McCain, ou qui suivirent la cérémonie retransmise depuis la cathédrale de Washington, étaient une véritable force d’opposition, et faisaient la preuve qu’il ne s’agit pas seulement d’un de ces moments solennels de recueillement, de beaux discours et d’union qui scandent la vie de la nation américaine. Il y avait aussi des anomalies très signifiantes : un président en exercice (Trump) explicitement non invité aux funérailles et qui passe la journée à vitupérer par tweets, puis à jouer au golf. Deux ex-présidents, l’un démocrate l’autre républicain, qui l’un et l’autre avaient combattu John McCain et l’avaient emporté sur lui, Barack Obama à la présidentielle de 2008, George W. Bush aux primaires de 2000. Ils avaient été sollicités par McCain bien à l’avance pour l’occasion. Barack Obama a indiqué, dans son remarquable discours, que la requête l’avait attristé et aussi surpris. Mais après leur conversation, il avait compris à quel point l’idée, finalement assez provocatrice, exprimait la façon d’être de McCain. Bien sûr, une forme de malice - contraindre en quelque sorte ses anciens ennemis politiques à faire son éloge devant la nation. Mais de morale aussi : montrer qu’un adversaire politique reste «de la même équipe» partageant des valeurs démocratiques d’attention pour les plus faibles, d’accueil au reste du monde… qui se sont exprimées dans les discours d’Obama et de Bush (oui, Bush, qui l’eût cru). Dans cette union du démocrate et du républicain, il n’y avait pas la confusion droite-gauche à laquelle on a complaisamment appelé en France depuis un an, mais une réaffirmation du vrai politique, sous forme de réinvention d’un bipartisanisme devenu provocateur.

Certains d'entre nous connaissaient déjà McCain, et à ceux qui au début du siècle regardaient la série A la Maison Blanche (The West Wing, 1999-2006), cette figure est familière. On savait que le personnage de Matt Santos (Jimmy Smits), un démocrate hispanique qui prend la succession du mythique président Josiah Bartlet (Martin Sheen) et dont la campagne occupe les deux dernières saisons de TWW (2004-2006), était dès le départ modelé sur un brillant jeune démocrate de Chicago - même pas encore sénateur, mais qui avait impressionné son monde lors d'un discours à la convention qui avait désigné le malheureux John Kerry en 2004. Les scénaristes avaient cuisiné ses collaborateurs. Santos est beau gosse avec deux enfants, refuse de se présenter en termes de minorités («je ne serai pas le "brown candidate", lâche-t-il)… TWW n'aura pas eu le temps d'illustrer les suites d'un tel déni chez le candidat démocrate, le raciste Trump s'en chargera. L'adversaire de Santos, dans la campagne présidentielle fictive de la dernière saison, est un républicain si «likeable» à vrai dire que l'on se surprenait par instants à souhaiter qu'il fût élu. Apparemment un dénouement envisagé de John Wells, le showrunner de l'époque. Arnold (Arnie) Vinick, incarné par l'irrésistible Alan Alda, était un personnage composite, sa façon d'être largement inspirée de McCain - bien avant que ce dernier fût désigné par la primaire républicaine : modéré, incontrôlable, un peu brouillé avec l'Eglise, droit et sincère. Allison Janney (l'actrice qui interprétait un autre personnage à haute teneur morale, C. J. Cregg) déclara plus tard : «J'aurais volontiers voté pour lui ; il était "old school".» Pourtant, Vinick est clairement de droite, très libéral. Barack Obama rappelait, dans son discours, mutin à son tour, à quel point John McCain «était bien conservateur. Je sais, car ses votes, c'est moi qui en ai fait les frais».

Lors de l’épisode historique de TWW (S7E7) du débat en temps réel et parfois improvisé entre Santos et Vinick, on voit émerger de vraies fractures politiques, mais dans la tonalité d’un respect humain de l’égalité, et d’autrui quelle que soit son origine. D’un amour du politique, simplement. On a revu sur les réseaux la scène de la campagne de 2008 où McCain rappelait durement à l’ordre une républicaine fanatisée qui insultait Obama. Il aurait du boulot, aujourd’hui. Un autre épisode de TWW (S5E14), au titre mystérieux d’An Khe, rappelle aussi la lutte constante de McCain au Sénat contre la corruption et les conflits d’intérêt. «Old school».

Après son élection, Santos demande à Vinick d’entrer au gouvernement (au poste de secrétaire d’Etat qu’Obama offrit à Clinton). TWW proposait à son public un président fictif et modèle ; entouré d’humains comme lui imparfaits, mais qui voulaient devenir meilleurs dans la lignée perfectionniste de l’Amérique qu’on aime - et rendre ainsi les citoyens meilleurs. «Lutter pour être meilleur, pour faire mieux», rappelait le président Obama. Définir la démocratie par cette aspiration de chacun, plutôt que par la «grande Amérique» d’un slogan raciste et bas.

On a eu le week-end dernier une critique implicite et collective de la gouvernance Trump (si l'on oublie la présence d'hypocrites élus républicains qui le soutiennent envers et contre tout), plus efficace que la sempiternelle indignation contre sa grossièreté, sa violence et sa corruption. Pour ceux qui comme moi et d'autres défendent une démocratie hors des institutions, dans des valeurs et actions partagées, c'est aussi une leçon. TWW continue de réaliser sa fiction, nous rappelant que le droit, la séparation des pouvoirs, l'absence de conflit d'intérêt… sont aussi «ce qui nous lie ensemble et donne forme à notre vie commune - surtout quand il y a désaccord» - pour citer encore Obama. Une forme de vie politique à défendre. On a célébré un moment en 2017 en France et aux Etats-Unis la fin du vieux monde politique, et parfois le «dégage» a eu du bon. Mais face à des aventuriers dépourvus de sens de l'intérêt public, qui voient dans le politique un exercice du pouvoir sans opposition, un système des dépouilles ou un conflit d'intérêts permanent… nous sommes tous des old school.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.