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Interview

David Graeber : «De plus en plus de gens reconnaissent que leur boulot ne devrait tout simplement pas exister»

L’anthropologue et économiste américain constate la prolifération de «bullshit jobs», des emplois très bien payés mais parfaitement inutiles. Dix ans après la crise, il y voit le signe de l’échec du capitalisme, qui n’a même pas le mérite de l’efficacité. Pour changer le système, il invite à revoir le sens que nous donnons collectivement au travail.
Dans des locaux de l’entreprise chinoise de télécoms ZTE Corporation, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) en 2010. (Photo Olivier Culmann. Tendance Floue)
publié le 16 septembre 2018 à 17h06

Etre payé à ne rien faire, est-ce bien sérieux dans un monde capitaliste en quête infinie de profits ? Oui, répond contre toute attente l’économiste et anthropologue américain David Graeber. Anarchiste, prof à la London School of Economics, il fut une grande figure d’Occupy Wall Street après la crise économique de 2008, autour du slogan «Nous sommes les 99 %».

Dix ans plus tard, il poursuit le combat intellectuel contre le capitalisme. On le savait inégalitaire, aliénant, anti-écologie. Graeber ajoute qu'il est aussi inefficace. La preuve, ce sont les «bullshit jobs», des emplois parfaitement inutiles et très coûteux qui prolifèrent dans tous les secteurs de notre économie. «Un job à la con est une forme d'emploi rémunéré qui est tellement inutile, superflu ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu'il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat de faire croire qu'il n'en est rien», explique David Graeber dans l'essai Bullshit Jobsdont la traduction française vient de sortir (les Liens qui libèrent, 25 euros).

Plus que la rigueur de l’argumentation, fondée sur des témoignages de personnes déjà sensibles à ses thèses, c’est la puissance de l’intuition qui frappe, jusqu’à cette conclusion : le capitalisme n’a plus grand-chose qui permette de le justifier, il est temps d’inventer un autre modèle et une autre conception du travail.

Vous avez été un leader d’Occupy Wall Street, qui fut pour vous une révolte de la «caring class», c’est-à-dire des travailleurs du «care» (1), après la crise financière de 2008. Quel lien faites-vous entre les bullshit jobs et cette lutte ? A-t-elle porté ses fruits ?

La financiarisation du monde, devenue le principal moteur du capitalisme, s’étend désormais à tout. Avec ses objectifs chiffrés, ses tableaux de bord,cette vision comptable a déteint partout. La société numérique a encore accéléré le mouvement avec son obsession de la notation permanente et instantanée. Là où les naïfs croyaient qu’elle simplifierait les choses, réduirait les circuits de décision et les hiérarchies, c’est l’inverse qui se passe. Je le constate dans mon métier d’enseignant : il faut en permanence remplir des formulaires pour débloquer la moindre décision, cocher des cases. C’est pour gérer toute cette masse d’informations que le personnel administratif a énormément augmenté. Le modèle du privé, avec son obsession du management, s’est imposé jusque dans le seteur public : un président d’université veut ses conseillers, ses assistants, comme un patron du CAC 40. On embauche donc des gens inutiles payés pour organiser et contrôler des tâches qui ne servent à rien et emmerdent tout le monde.

Peut-on en dire autant des métiers industriels ?

Plus vous êtes dans la production, la matière, plus le recours aux technologies d’automatisation comme la robotique boostent la productivité et moins vous avez besoin de main-d’œuvre, surtout pour les tâches les moins qualifiées. A l’inverse, dans la santé, l’éducation, cette productivité décroît en dépit de cette profusion de bureautique et de logiciels. La technologie était censée réduire la bureaucratie et l’on voit au contraire qu’elle se nourrit de ce passage au numérique pour toujours s’étendre. Si tout doit être documenté, monitoré, tracé, vous avez besoin de toujours plus de petites mains pour traduire des expériences qualitatives en tableaux quantitatifs. L’intelligence artificielle est la nouvelle avant-garde de cette bureaucratie numérique. Comme la productivité ne progresse plus, les salaires stagnent ou baissent, les métiers sont de moins en moins valorisés. C’est un cercle vicieux, d’où ces grèves qui disent l’effondrement de l’estime de soi, comme une cicatrice balafrant notre âme collective.

Puisque des métiers utiles connaissent une «bullshitisation», ne faudrait-il pas parler de tâches à la con plutôt que de «jobs à la con» ?

J'ai choisi ce terme générique de «jobs à la con» parce que de plus en plus de gens disent que leur vie professionnelle est intégralement dédiée à ces tâches inutiles et que, si l'on supprimait leur emploi, cela ne changerait rien. Ce n'est donc pas seulement la manière d'exercer son travail qui est inutile, c'est souvent le boulot lui-même qui l'est, quand il n'est pas en plus nuisible, comme me l'ont dit nombre d'avocats d'affaires et de cadres intermédiaires qui passent leur vie à gratter du papier et bureaucratiser leurs équipes comme on l'exige d'eux. Le fait que de plus en plus de gens reconnaissent que leur boulot ne devrait tout simplement pas exister, ça, c'est nouveau ! Quand j'ai écrit mon premier article sur ce sujet en 2013, un institut de sondage britannique a testé mon hypothèse. A la question «Votre travail apporte-t-il quoi que ce soit d'important au monde ?», plus du tiers des personnes interrogées (37 %) ont dit être convaincues que ce n'était pas le cas, le double de ce à quoi je m'attendais. Le fait de poser la question a ouvert la boîte de Pandore.

Politiquement, quel lien faites-vous entre les 40 % de personnes ayant un bullshit job et le slogan d’Occupy, «Nous sommes les 99%» ?

La «bullshitisation» tient beaucoup à la mentalité de la classe dirigeante - les 1 % - qui a besoin de cette base de «larbins» pour se sentir importante, comme dans la féodalité médiévale. Cette classe a compris que pour préserver sa fortune et son pouvoir, une population heureuse, productive et jouissant de son temps libre constitue un danger mortel. Ces 1 % qui contrôlent le système sont ceux qui financent les campagnes politiques aux Etats-Unis : 98 % des dons viennent de ces 1 %, la corruption du système politique est le moteur de leur accumulation de capital. Comme il y a une pression du politique pour créer plus d’emplois, leur réponse est : on va s’en occuper en multipliant les bullshit jobs. Plutôt que de redistribuer les richesses en stimulant la demande comme le défend la gauche depuis Keynes, on fait vivoter tous ces larbins en les maintenant dans la dépendance à ces jobs à la con.

N’est-ce pas là tout ce qu’abhorre le capitalisme, qui a toujours mis en avant son efficacité ?

Les défenseurs du capitalisme disent que, certes, il crée des inégalités, de la misère et de l’aliénation mais qu’au moins, il est efficace. Les bulshit jobs montent que ce n’est pas le cas ! Le problème pour ces 1 %, c’est qu’il faut bien occuper toutes ces masses et les bullshit jobs maintiennent la cohésion «brejnevienne», permettent de le faire perdurer sans remettre en cause leur pouvoir et leur accaparement des richesses. Le capitalisme n’est pas ce que la plupart des gens croient, c’est un outil de domination qui vise avant tout à préserver le pouvoir de ces 1 %.

Paradoxalement, vous semblez plus critique envers les démocrates, que vous accusez de collusion avec l’establishment financier, qu’envers les républicains…

Je suis anarchiste, contre la classe politique en général. Mais je me dois d'essayer de comprendre ce qui se passe. Quand Trump a été élu, j'ai été tenté d'écrire une lettre ouverte aux leaders libéraux pour leur dire : «Nous avons tenté de vous avertir avec Occupy ! Nous savions que tout le monde pensait que vous étiez corrompus, vous avez voulu croire que ce que vous faisiez était légal, que c'était bon, mais personne d'autre que vous ne pense cela !» Nous avons essayé d'orienter la rébellion dans un sens positif et ils ont envoyé la police. Mais regardez les sondages outre-Atlantique : une majorité des 18-30 ans se considère anticapitalistes. Quand cela est-il arrivé auparavant ? Jamais ! Les gens ont dit qu'Occupy avait échoué… Allons…

Pourquoi le care est-il si important pour changer le système ?

Dans le livre, je raconte la grève des employés du métro londonien, quand on se demandait si ce n’était pas un bullshit job qui pourrait être remplacé par des machines. Ils ont répondu avec un texte qui disait en substance : «Remplacez-nous par des machines, mais nous espérons que votre enfant ne se perdra pas, qu’aucun passager saoul ne vous importunera, que vous n’aurez pas besoin d’information, etc.» Qui veut d’un robot pour prendre soin de son enfant égaré ? Personne !

Comment faire ?

L’analyse du travail à l’ère industrielle s’est trop concentrée sur l’usine, alors que beaucoup de travailleurs exerçaient un travail en lien avec le care. Je pense qu’il faut d’abord prendre le care comme paradigme, lire l’ensemble du travail à travers cette question. Car même lorsque vous fabriquez une voiture, c’est parce que vous voulez aider les gens, leur permettre de se déplacer. Plutôt que de se concentrer sur la production de biens et leur consommation, qui suggèrent que le vrai travail est productif, il faut partir du principe que l’essentiel de ce à quoi nous nous consacrons est l’entretien des choses : on fabrique une seule fois une tasse, mais nous la lavons des milliers de fois.

Qu’en est-il des enjeux écologiques ?

Il sont plus faciles à intégrer dans cette logique du care. On prend soin les uns des autres, mais aussi de la nature, des animaux. Je n’aime pas la notion de décroissance, qui est négative, mais en un sens, cela y correspond, car il faut sortir de cette conception d’une valeur qui devrait toujours croître. C’est drôle, car l’idée de la croissance est inspirée de la nature, mais en réalité ce qui grandit finit par mourir. C’est une métaphore bizarre pour défendre l’idée d’une croissance infinie.

La mobilisation pour le climat est-elle pour vous le commencement d’une lutte anticapitaliste ?

Ce qui me dérange, c’est qu’au moment où le capitalisme semble vraiment vulnérable pour la première fois depuis une éternité, des intellectuels de gauche essaient de le sauver. Quelqu’un comme Thomas Piketty dit aujourd’hui en substance : «Je ne veux pas abolir le capitalisme, je veux l’améliorer.»Pourtant, s’il avait été là dans les années 60, à l’époque où le système n’était aucunement menacé et où il n’y avait rien à faire, il se serait forcément dit anticapitaliste.

Contre les bullshit jobs, vous expliquez votre intérêt pour le revenu universel. L’Etat-providence a-t-il donc un nouveau rôle à jouer ?

Je suis anarchiste et contre l’Etat, mais sans rejeter l’ensemble de ses services comme la sécurité sociale. Mais on pourrait imaginer que ces fonctions utiles soient assurées par d’autres entités. Je suis en revanche contre la bureaucratie en tant que forme de violence coercitive. Le revenu universel est un moyen pour créer un revenu inconditionnel, qui réduira l’Etat et notamment ces services détestables qui décident si vous élevez vos enfants correctement, si vous cherchez assez activement du travail… Tout ce qui crée de la souffrance et n’apporte pas grand-chose à ceux qui se comportent comme on leur demande.

D’où provient notre conception du travail comme un élément central de l’existence, une souffrance nécessaire ?

Dans l’Antiquité, il y a l’idée que le travail est mauvais, que c’est pour les femmes et les esclaves. Mais les «anciens» n’aimaient pas l’oisiveté non plus, au sens où l’homme doit être occupé. Je suis un élève de Marshall Sahlins, qui a produit une critique de l’économie en mettant en évidence ses racines théologiques. Si vous regardez le mythe de Prométhée, la Bible et le récit de la chute du paradis, il apparaît que le travail est l’imitation de Dieu, à la fois en tant que créateur, et en tant que l’on subit la punition pour lui avoir désobéi. Il y a donc la double idée que le travail est productif, créatif et en même temps misérable. Je pense que cette conception du travail s’est imposée à l’époque médiévale, lorsque le travail rémunéré était un passage obligé vers l’âge adulte. Tout le monde, y compris les nobles, devait jusqu’à son mariage travailler pour quelqu’un d’autre. Cette idée de travailler sous l’autorité d’un autre pour devenir un adulte se jouait à l’échelle de la vie, de serviteur à maître. Aujourd’hui, cela se joue entre le lieu de travail et le lieu privé. Vous faites la même transition chaque jour, vous vous placez sous l’autorité de quelqu’un toute votre vie, pour pouvoir être libre chaque soir et chaque week-end.

(1) L'éthique du care consiste à donner de l'importance à la relation à l'autre, au soin apporté à autrui.