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De Tombouctou à la Jamaïque : les voyages d’Abū Bakr al-Ṣiddīq

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Questions à Madina Thiam, doctorante à UCLA (États-Unis) et co-rédactrice en chef de la revue Ufahamu. Elle prépare une thèse sur la circulation des personnes et des idées au Mali actuel à l’époque moderne, intitulée « De la Mecque à la Jamaïque: itinéraires et imaginaires Sahéliens (1790-1970) ».
Celebrations du Mawlid (naissance du prophète de l'islam) à Tombouctou © Fatouma Harber. https://fatoumaharbert.wordpress.com
publié le 16 septembre 2018 à 15h09
(mis à jour le 21 septembre 2018 à 13h09)

Questions à MadinaThiam, doctorante à UCLA (États-Unis) et co-rédactrice en chef de la revue Ufahamu. Elle prépare une thèse sur la circulation des personneset des idées au Mali actuel à l’époque moderne, intitulée «De la Mecque à la Jamaïque : itinéraires et imaginaires Sahéliens (1790-1970)».

Qui est Abū Bakr al-Ṣiddīq ?

Abū Bakr al-Ṣiddīq est un homme dont nous connaissons le parcours grâceà un document autobiographique datant de 1834. Il est né à Tombouctou vers1790, et fut élevé à Djenné. Sa mère, Naghódi, était haoussa, originaire dusultanat du Borno dans le Sahel central. Son père, Kara Mūsā, était un richemarchand tombouctien, quifaisait le commerce des chevaux, de la soie, et de l’or, ayant bâti sa fortunegrâce au labeur des nombreux esclaves qu’il possédait. Kara Mūsā était également un érudit spécialiste de tafsīr (exégèse coranique). À la suite du décèsde son père, Abū Bakr al-Ṣiddīq, alors adolescent, s’installe à Bouna, une ville située au nord-est de la Côte d'Ivoire actuelle. Il décrit Bouna comme le point de rencontre "de nombreux érudits d’originesvariées, ayant tous quitté leurs propres pays pour venir s’y installer." C’estau sein de cet environnement cosmopolite qu’Abū Bakr al-Ṣiddīq poursuit sesétudes. Alors qu’il s’apprête à effectuer le pèlerinage à la Mecque, un conflitéclate entre Bouna et Bondoukou, une ville voisine. Lorsque les troupes deBondoukou envahissent Bouna, al-Ṣiddīq est capturé et emmené à Bondoukou, Kumasi, et enfin Lago, une petite ville portuaire près de Cape Coast. Là, ilest vendu à des négriers britanniques qui l’emmènent en Jamaïque. On est en1805 : Abū Bakr al-Ṣiddīq a environ 15 ans.

Que nous révèlent ses voyages et écrits sur le Sahel ouest africain des18e et 19e siècles ?

D’abord, son récit souligne le dynamisme du monde sahélien des 18e et 19e siècles. À la lecture de son témoignage, on est frappé par la grande mobilité qui semble être la norme au sein de son environnement familial et social. Son père voyage depuis Tombouctou, au Mali actuel, jusqu’au Borno, au Nigeria actuel, où il établit des relations commerciales et personnelles. Il finit par y épouser celle qui deviendra la mère d’Abū Bakr al-Ṣiddīq, et le couple s’installe à Tombouctou. Les oncles et tantes d’Abū Bakr al-Ṣiddīq sont éparpillés à travers l’Afrique de l’Ouest. Un certain nombre d’entre eux sont notamment établis à Kong, un État dioula situé à cheval entre la Côte d’Ivoire et le Burkina-Faso actuels. De fait, il existe depuis des siècles une grande interconnectivité entre les villes sahéliennes, que l’on observe encore aujourd’hui malgré l’imposition de frontières héritées de la période coloniale. Celle interconnectivité s’explique par des caractéristiques communes : Tombouctou, Djenné, Bouna, Bondoukou, Kong, ou le Borno sont à l’époque d’importants carrefours commerciaux et intellectuels musulmans, où se mélangent des populations diverses (Mandingues, Soninke, Songhaïs, Peuls, Haoussas, Maures, etc.), dont les apports linguistiques et culturels forgent un environnement cosmopolite, et favorisent les mobilités des populations. Certains réseaux s’étendent jusqu’au Sahel de l’Est et à la Mer Rouge, notamment grâce aux routes du pèlerinage, qui mènent à la Mecque via Tripoli, le Caire, ou Khartoum.
Par ailleurs, les parcours tels que celui d’Abū Bakr al-Ṣiddīq invitent à repenser la place du Sahel ouest Africain, véritable carrefour liant les mondes atlantiques et islamiques, dans l’histoire globale. Abū Bakr al-Ṣiddīq sera retenu en captivité en Jamaïque pendant près de 30 ans. L’île est alors la colonie la plus rentable de l’empire britannique, car elle génère des profits colossaux grâce à la production de sucre et de coton, issue du labeur forcé des population noires et créoles qui y sont nées, ou y ont été emmenées depuis l’Afrique. L’autobiographie d’Abū Bakr al-Ṣiddīq, tombouctien musulman du 19e siècle, est donc le fruit de la rencontre de deux univers que l’on associe peu souvent : les centres intellectuels et commerciaux sahéliens, et les plantations coloniales caribéennes. Lors de sa captivité, qui prit fin en 1834, Abū Bakr al-Ṣiddīq fut acheté par un commerçant qui l’employa comme vendeur dans l’une de ses boutiques. Selon le témoignage d’un contemporain, Abū Bakr al-Ṣiddīq y tenait les comptes en anglais afro-jamaïcain... écrit en alphabet arabe !

Coupeurs de canne à sucre en Jamaïque dans les années 1880. Domaine public. Wikipedia.

Ce type de voyageur est-il fréquent ? En quoi ce regardparticulier est-il si important pour notre connaissance de l’Afrique de l’Ouestpendant cette période ?

De nombreux Africains Noirs musulmans et lettrés ont été réduits enesclavage sur le continent Américain entre le 16e et le 19e siècle, lors de latraite transatlantique. En effet, à partir du 11e siècle, plusieurs Etats duSahel occidental sont dirigés par des souverains musulmans, et au 15e siècle, le vaste empire Songhaï fait de l’islam sa religion officielle. Au fil du temps, le nombre de musulmansouest africains ne cesse donc de croître. Nombred’entre eux, capturés à la suite de raids ou de conflits, deviendront victimesde traites esclavagistes locales, ainsi que des traites transsaharienne ettransatlantique. Comme l’explique l’historienne Sylviane Anna Diouf, de nombreux manuscrits écrits en arabe ou diverseslangues africaines (ajami) par des captifs musulmans sur le continent américainet dans les Caraïbes, attestent de leurs expériences. Ainsi, dans le sud desÉtats-Unis, en Caroline du Nord, Omar Ibn Said, originaire du Fouta Toro, rédige un manuscrit narrant sa vie et ses voyages avant sa capture. En Georgie, Bilali Muhammad, du Fouta Djallon, a également laissé un manuscrit, des «méditations» inspirées de la Risalâ d’Al-Qayrawânî, un traité de droit malikite datant du 11e siècle. Près de Kingston en Jamaïque, Muhammad Kaba Saghanugu, originaire de Kong et membre de la confrérie de laQadiriyya, aurait été le chef de la communauté musulmane de l’île, et avraisemblablement connu Abū Bakr al-Ṣiddīq. La nuit du 25 janvier 1835, àSalvador de Bahia, au Brésil, un groupe de captifs Mâle (comme étaient désignésles Africains musulmans) organisent ce que l’historien João José Reis a appeléla «révolte urbaine d’esclaves la plus efficace à avoir eu lieu sur lecontinent américain». Nicholas Said, un personnage haut en couleuroriginaire du Borno, livre un témoignage des plus rocambolesque sur sonparcours jusqu’aux Etats-Unis (voir cepost d’Africa4 sur ce personnage).

Le regard de ces acteurs historiques est crucial pour notre connaissance de l’histoire transatlantique, notamment la traite. Cela ne veut pas dire qu’être de confession musulmane, ou savoir lire et écrire, les rend plus dignes d’intérêt que les millions d’autres Africains captifs, non-lettrés ou non-musulmans, qui ont apporté aux Amériques des traditions intellectuelles et culturelles, ontologies, et croyances variées. Seulement, on ne pourra jamais reconstruire la totalité des vies détruites par les traites esclavagistes. Chaque nouveau témoignage, à l’instar de ces témoignages écrits, nous permet donc d’acquérir une vision plus complexe des diverses identités, expériences, émotions et idées qu’ont pu avoir ces femmes et hommes, plutôt que de les grouper simplement sous l’étiquette d’« esclaves », certes factuellement correct, mais monolithique et réducteur. Dans mes travaux j’aborde ces personnes avant tout comme des producteurs et transmetteurs de savoirs et d’idées, et m’efforce d’identifier au mieux les savoirs et idées en question.

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