Questions à MadinaThiam, doctorante à UCLA (États-Unis) et co-rédactrice en chef de la revue Ufahamu. Elle prépare une thèse sur la circulation des personneset des idées au Mali actuel à l’époque moderne, intitulée «De la Mecque à la Jamaïque : itinéraires et imaginaires Sahéliens (1790-1970)».
Qui est Abū Bakr al-Ṣiddīq ?
Abū Bakr al-Ṣiddīq est un homme dont nous connaissons le parcours grâceà un document autobiographique datant de 1834. Il est né à Tombouctou vers1790, et fut élevé à Djenné. Sa mère, Naghódi, était haoussa, originaire dusultanat du Borno dans le Sahel central. Son père, Kara Mūsā, était un richemarchand tombouctien, quifaisait le commerce des chevaux, de la soie, et de l’or, ayant bâti sa fortunegrâce au labeur des nombreux esclaves qu’il possédait. Kara Mūsā était également un érudit spécialiste de tafsīr (exégèse coranique). À la suite du décèsde son père, Abū Bakr al-Ṣiddīq, alors adolescent, s’installe à Bouna, une ville située au nord-est de la Côte d'Ivoire actuelle. Il décrit Bouna comme le point de rencontre "de nombreux érudits d’originesvariées, ayant tous quitté leurs propres pays pour venir s’y installer." C’estau sein de cet environnement cosmopolite qu’Abū Bakr al-Ṣiddīq poursuit sesétudes. Alors qu’il s’apprête à effectuer le pèlerinage à la Mecque, un conflitéclate entre Bouna et Bondoukou, une ville voisine. Lorsque les troupes deBondoukou envahissent Bouna, al-Ṣiddīq est capturé et emmené à Bondoukou, Kumasi, et enfin Lago, une petite ville portuaire près de Cape Coast. Là, ilest vendu à des négriers britanniques qui l’emmènent en Jamaïque. On est en1805 : Abū Bakr al-Ṣiddīq a environ 15 ans.
Que nous révèlent ses voyages et écrits sur le Sahel ouest africain des18e et 19e siècles ?
Coupeurs de canne à sucre en Jamaïque dans les années 1880. Domaine public. Wikipedia.
Ce type de voyageur est-il fréquent ? En quoi ce regardparticulier est-il si important pour notre connaissance de l’Afrique de l’Ouestpendant cette période ?
De nombreux Africains Noirs musulmans et lettrés ont été réduits enesclavage sur le continent Américain entre le 16e et le 19e siècle, lors de latraite transatlantique. En effet, à partir du 11e siècle, plusieurs Etats duSahel occidental sont dirigés par des souverains musulmans, et au 15e siècle, le vaste empire Songhaï fait de l’islam sa religion officielle. Au fil du temps, le nombre de musulmansouest africains ne cesse donc de croître. Nombred’entre eux, capturés à la suite de raids ou de conflits, deviendront victimesde traites esclavagistes locales, ainsi que des traites transsaharienne ettransatlantique. Comme l’explique l’historienne Sylviane Anna Diouf, de nombreux manuscrits écrits en arabe ou diverseslangues africaines (ajami) par des captifs musulmans sur le continent américainet dans les Caraïbes, attestent de leurs expériences. Ainsi, dans le sud desÉtats-Unis, en Caroline du Nord, Omar Ibn Said, originaire du Fouta Toro, rédige un manuscrit narrant sa vie et ses voyages avant sa capture. En Georgie, Bilali Muhammad, du Fouta Djallon, a également laissé un manuscrit, des «méditations» inspirées de la Risalâ d’Al-Qayrawânî, un traité de droit malikite datant du 11e siècle. Près de Kingston en Jamaïque, Muhammad Kaba Saghanugu, originaire de Kong et membre de la confrérie de laQadiriyya, aurait été le chef de la communauté musulmane de l’île, et avraisemblablement connu Abū Bakr al-Ṣiddīq. La nuit du 25 janvier 1835, àSalvador de Bahia, au Brésil, un groupe de captifs Mâle (comme étaient désignésles Africains musulmans) organisent ce que l’historien João José Reis a appeléla «révolte urbaine d’esclaves la plus efficace à avoir eu lieu sur lecontinent américain». Nicholas Said, un personnage haut en couleuroriginaire du Borno, livre un témoignage des plus rocambolesque sur sonparcours jusqu’aux Etats-Unis (voir cepost d’Africa4 sur ce personnage).
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