Menu
Libération
Blog «Géographies en mouvement»

Quand la politique déménage

Blog Géographies en mouvementdossier
Et si la forme d’un lieu de délibération pouvait modifier la teneur des débats qui s’y déroulent ? En Suisse, deux récents déménagements de parlements cantonaux alimentent (un peu) cette hypothèse.
DR
publié le 17 septembre 2018 à 22h56
(mis à jour le 18 septembre 2018 à 12h30)

Depuis quelques semaines, les député·e·s du canton de Genève – en Suisse, chaque canton possède un parlement et un gouvernement – ont déménagé pour cause de rénovation de l’Hôtel de Ville, leur ancienne résidence. Durant trois ans, il leur faudra renoncer aux charmes du vieux centre de la Cité de Calvin au profit des quartiers modernes de la «Genève internationale».

Cela devrait modifier leur quotidien, loin des restaurants et des cafés de la vieille ville. Cela pourrait aussi changer la nature des débats parlementaires, si l'on en croit l'architecte Philippe Bonhôte. Ce dernier confie au quotidien genevois Le Courrier : «la forme d'une salle a une influence sur l'ambiance». Pédagogues, amateurs de musique et piliers de bar ne le contrediront pas.

Jusqu'aux dernières vacances estivales, du fait de l'organisation du parlement genevois, les élu·e·s siégeaient face à face. Cela ne suffit pas à expliquer les débats hauts en couleur entre une droite majoritaire et une gauche de la gauche combative. Mais il se peut que cette configuration ait facilité les prises de becs dans un pays où le mot compromis est sur presque toutes les bouches.

Gauche et droite : opposition spatiale depuis 1789

Même à cette micro-échelle d’une assemblée parlementaire, la politique se nourrit depuis longtemps d’espace. En 1789, la division gauche-droite naît de la répartition des députés dans l’Assemblée constituante. Le 11 septembre, les élus favorables au veto royal s’assoient à droite du président de l’Assemblée, ceux qui s’y opposent à gauche. Lorsque, en octobre, les députés déménagent aux Tuileries, ils y reproduisent la même organisation spatiale : les partisans de la Révolution prennent place à gauche, leurs adversaires à droite.

La métaphore géographique ne s’arrête pas là. Dans les hauteurs, à gauche, on trouve les «montagnards», les plus farouchement républicains, parmi lesquels Danton, Marat ou Robespierre. Pendant qu’un groupe hétérogène de modérés, majoritaire, occupe la «Plaine» ou, péjorativement, patauge le «Marais».

Aujourd’hui, le déménagement du parlement genevois le rappelle : l’organisation spatiale d’une assemblée ne relève pas simplement du symbole. Les sociétés humaines façonnent leur espace, le «produisent» disait Henri Lefebvre, se nourrissant de leurs représentations du monde, elles-mêmes le produit de leur fonctionnement politique et économique. Et cet espace participe à transformer, en retour, leurs représentations et leur fonctionnement.

Déjà à Lausanne

Démonstration dans le canton de Vaud voisin, quelques mois plus tôt. L’assemblée législative vaudoise a emménagé dans un parlement flambant neuf il y a un an et, déjà en décembre 2017, ses membres constataient un durcissement des débats.

L'architecture ne suffit pas plus qu'à Genève à expliquer le renforcement des clivages politiques, résultat d'une multitude de facteurs. Mais Le Temps s'interroge sur le rôle de l'allée qui, désormais, sépare l'hémicycle et matérialise la division entre gauche et droite.

« Le coquillage changé déforme le mollusque »

De quoi se demander dans quelle mesure le destin des démocraties parlementaires dépend, au moins en partie, de choix architecturaux.

Il y a 150 ans, un certain Victor Hugo avait déjà une idée sur la question : «Les coups de pioche dans les monuments ont leurs contrecoups dans les coutumes et les chartes. Une vieille pierre ne tombe pas sans entraîner une vieille loi. Installez dans une salle ronde le sénat d'une salle carrée, il sera autre. Le coquillage changé déforme le mollusque.»

À quoi il faut quand même ajouter que le mollusque peut s'approprier un même coquillage de mille manières. Et que les sociétés humaines produisent leur espace avant de devoir s'y adapter.

« Les élus exilés pendant trois ans », Le Courrier, 26 août 2018 (lien pour abonnés : https://lecourrier.ch/2018/08/26/les-elus-exiles-pendant-trois-ans/)

« Le compromis à la vaudoise ne fait plus recette », Le Temps, 22 décembre 2017 (https://www.letemps.ch/suisse/compromis-vaudoise-ne-plus-recette)