Vingt-deux ans plus tard, c'est un vieux papier tombé dans l'oubli qui ressurgit sur les réseaux sociaux. En 1996, à l'orée d'Internet grand public, Paul Virilio donnait une interview à Libé où il appelait à entrer en résistance contre «la négativité du progrès (1)» . Si cette interview connaît une seconde vie sur Twitter à l'occasion de la mort de l'urbaniste et philosophe, c'est qu'en dépit de son sombre pessimisme, elle apparaît étonnamment visionnaire. Ce n'est pas le traditionnel discours «C'était mieux avant», auquel nous a habitués Finkielkraut, mais plutôt un «Ce sera pire après». Un avant-match avec un consultant bougon, quelques minutes avant que ne commence la grande aventure du Web. Il faut un certain cran en 1996 pour formuler de telles critiques, alors que le monde découvre, ébahi, les promesses du World Wide Web. «Si j'ai pris le masque de Cassandre, explique l'urbaniste et philosophe, c'est parce que la publicité est devenue si forte en septembre de l'année dernière, avec la sortie de Windows 95, que je ne pouvais que mettre un holà à ce délire publicitaire.»
Paul Virilio, il faut le comprendre, n'est pas contre la technologie et le progrès, mais contre «la publicité» de celui-ci. Il refuse de se laisser embarquer dans le mythe communicationnel, ce méta-récit qui prospère alors autour des «autoroutes de l'information». Obsédé par la vitesse et ses conséquences fâcheuses sur notre civilisation, Virilio ne peut que se méfier du discours qui prospère alors : le monde serait amené à rapetisser au fur et à mesure que s'accélère la vitesse des modems. La publicité télé de Windows 95, au son de Start Me Up des Rolling Stones, célébrant le nouveau village global, synthétise sans doute tout ce qu'il exècre alors.
Les prophéties de Virilio apparaissent aujourd'hui nettement moins datées que les menus de Windows 95. S'il ne nie pas le rôle d'Internet dans la démocratisation du savoir («le citoyen du monde se fera par l'information mondiale»), le philosophe refuse de fermer les yeux sur «l'origine des technologies». C'est le département de la Défense des Etats-Unis qui a posé, au début des années 60, les premières bases du réseau des réseaux. Pour Virilio, à la guerre froide nucléaire succède «une guerre de l'information» dont le Web est le champ de bataille. Il décrit alors, de manière troublante, la dystopie d'Internet contemporain, avec d'un côté la suprématie culturelle des Gafa et de l'autre, la surveillance étatique par la NSA: «Il faut se méfier de ce mélange : d'un côté, un investissement publicitaire [de Time Warner, Microsoft, Disney] ; de l'autre, un non-dit sur le plan du contrôle de l'information par les puissances militaires.»
Le grand public a découvert la NSA en 2013 à la suite de l'affaire Snowden, mais Virilio lance l'alerte dès les années 90 : «Il existe de fait un ministère de l'information mondiale : c'est la National Security Agency. Internet et la NSA sont liés d'une façon ou d'une autre. Alors, jusqu'où ira cette complicité ? Est-ce qu'Internet est le résistant de l'occupation NSA ? […]. Tout est lié, tout est branché dans un système de pouvoir mondial, aux mains du Pentagone, et peut-être des Européens demain.» Ce que Virilio appelle «Internet», c'est plus exactement le Web, c'est-à-dire l'interface grand public pour se connecter au réseau des réseaux. Le philosophe voit le navigateur web comme un appât pour attirer le citoyen dans cette grande toile sombre aux mains de l'appareil d'Etat américain. «Internet est un effet d'annonce pour légitimer l'ouverture des futures autoroutes de l'information. Il est de la publicité en acte, un prix de lancement, très attrayant, et qui, par là même, piège ceux qui auraient quelques réserves vis-à-vis de l'information mondialisée.»
Paul Virilio ne croit pas aux promesses démocratiques d'Internet. C'est là encore une critique de l'accélération du monde qui le fait pester contre le réseau : «Je ne crois absolument pas à ce que j'appelle la "démocratie automatique". Je crois à la réflexion, pas au réflexe. Les technologies nouvelles sont des technologies de conditionnement et elles sont redoutables en ce sens qu'elles s'apparentent à l'audimat et au sondage.» Cette condamnation d'une démocratie du temps réel ne manque pas d'évoquer le rythme infernal que Twitter impose aujourd'hui à l'information.
Si le Virilio catastrophiste de 1996 nous apparaît aujourd'hui pertinent, c'est sans doute que quelques-uns des «accidents» d'Internet qu'il prédisait se sont déroulés ces dernières années, abîmant en grande partie notre techno-optimisme. «Inventer un objet, c'est inventer un accident. Inventer le navire, c'est inventer le naufrage», disait-il. On a inventé Internet. On a aussi inventé les scandales Cambridge Analytica et les écoutes de la NSA.
(1) «Virilio cyberésistant», Libération du 10 mai 1996.