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Libération
Chronique «Philosophiques»

Une femme des Lumières

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Accusée de présenter une pièce sur la destruction des Amérindiens sans aucun comédien «autochtone», Ariane Mnouchkine a refusé de céder aux intimidations. «Kanata» sera bien montrée et la création intégrera les vifs débats qu’elle a suscités.
A la Cartoucherie, dans le bois de Vincennes, où la pièce de Robert Lepage «Kanata» doit être jouée à partir du 15 décembre. (Photo Bertrand Guay. AFP)
publié le 20 septembre 2018 à 19h16
(mis à jour le 20 septembre 2018 à 19h33)

Ce n'est pas par un tweet, mais par un communiqué dépliant une argumentation réfléchie et précise, que le 5 septembre, Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil ont annoncé ceci: les représentations de Kanata, création du metteur en scène Robert Lepage interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil et prévue au Festival d'automne, ne seront pas annulées (1). Le 21 août, un article paru dans Télérama expliquait pourtant pourquoi la pièce serait déprogrammée : dans ce spectacle traitant de la destruction par les colons de la culture et des populations amérindiennes, nul interprète «autochtone» n'était distribué. Pour rappel, Robert Lepage avait dû déjà, pour ce même motif, annuler au Canada la pièce Slav traitant de l'esclavage, aucun Noir ne figurant dans la distribution. Inacceptable «appropriation culturelle», scellant «l'invisibilité» des minorités dominées, et redoublant par là même le crime et le déni dont elles ont été victimes. «Nous ne sommes pas invisibles et nous ne nous tairons pas. Nous avons nos plumes à la main et nous vous dirons encore et pour longtemps : je suis, NOUS SOMMES», lit-on dans une tribune signée par des «autochtones» et des «soutiens» (2) - bien distingués les uns des autres, on ne se mélange pas. «Autochtone» : qui est issu du sol qu'il habite, n'y est donc pas venu par colonisation - ou par immigration. Cela établissant non seulement son droit, mais conjointement la pureté de son identité. «De souche», donc, en termes moins choisis.

De façon similaire, on se souvient que Scarlett Johansson a renoncé à interpréter le personnage d'une femme transsexuelle (ou transgenre, comme on voudra). Quant à vous aviser de cuisiner un couscous pour vos amis si vous n'êtes pas un authentique «racisé», n'y pensez pas… Michel Guerrin, dans sa chronique culturelle du Monde (3), a excellemment commenté ces situations que l'on voit se multiplier par les temps qui courent, en évoquant un vertigineux roman de Philip Roth, la Tache.

«Le Ressaisissement» : tel est le titre, résolu et lucide, du texte que, en accord avec Robert Lepage, Ariane Mnouchkine et sa troupe adressent, en dernière instance et sans effet de séduction, à un public qui est - ce que les polémiques ont systématiquement oublié - destinataire et partenaire de l'œuvre (ici scénique). Peut-être s'est-elle souvenue de cette parole de Brecht: «Et la discussion est l'un des niveaux les plus élevés du plaisir de l'art que puisse atteindre la société.» Car ce qui frappe en premier lieu dans ce texte admirablement articulé, c'est sa méthode, et son ton. S'il défend, avec fermeté et courage, une position, c'est en ouvrant la discussion, et non en la fermant, contrairement au manifeste des censeurs outragés, dont la dernière phrase affirme, lettres majuscules en guise d'argument définitif : «NOUS SOMMES.» Fermez le ban.

Que le souci de la discussion et ses effets, honnêtement pris en compte, soient à l'œuvre de bout en bout dans l'attitude de l'artiste lumineuse, de la citoyenne, de la femme engagée que n'a jamais cessé d'être Ariane Mnouchkine, preuve en est déjà la modification du titre de la pièce, désormais nommée: Kanata -épisode I - la Controverse. Autrement dit, la création intégrera les vifs débats qu'elle a suscités.

En revanche, Mnouchkine ne cède rien sur un point : la disqualification a priori de ses interprètes - ces passeurs. Elle argumente sa décision en articulant, sans les confondre, trois plans : juridique, moral, artistique. Le tout construisant une position politique, au sens le plus profond du terme : située dans l’agora - où l’on rejoint le sens, ancien et actuel, du théâtre dans la Cité. Politique démocratique : condition d’un débat pluraliste.

Refusant de plier sous les intimidations moralisatrices en usage dans le néotribunal de l'opinion, l'artiste citoyenne appelle de ses vœux un dialogue avec les artistes - non les censeurs - «autochtones», et s'en remet au futur jugement, éclairé et libre, du public. Laissons le dernier mot à un ancien Grec-pas-de-souche : «J'aimerais te rapporter les propos d'un autre barbare. Voyant cinq masques apprêtés […], et n'apercevant qu'un seul danseur, il se demandait qui allait jouer les autres rôles. Quand il apprit que le même danseur les jouerait tous : "J'ignorais que tu eusses plusieurs âmes en un seul corps." Tels furent les mots du barbare.» (Lucien de Samosate, Eloge de la danse).

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.