Questions à Éric Morier-Genoud, de Belfast University et Michel Cahen, de Sciences Po Bordeaux, auteurs avec Domingos do Rosário, de l'Universidade Eduardo Mondlane (Maputo), de The War Within. New Perspectives on the civil war in
Mozambique (1976-1992)
, publié cet été par James Currey.
Malgré de
sérieuses alertes entre 2012 et 2016 avec des combats de « basse
intensité » dans le centre du pays et en Zambézie, la guerre civile
mozambicaine est arrêtée depuis le 4 octobre 1992, date des accords de paix de
Rome entre le Front de libération du Mozambique (Frelimo) et la Résistance
nationale du Mozambique (Renamo), qui mena une guerre contre le pouvoir
« marxiste-léniniste » du premier avec le soutien de la Rhodésie et
de l’Afrique du Sud. Mais les inégalités sociales et régionales, l’absence de
réconciliation nationale via un pouvoir inclusif, la non-réintégration ou la
marginalisation de nombreux anciens combattants, un pouvoir qui pour ne plus
être de parti unique n’en est pas moins hégémonique (notamment dans la
répartition des richesses), restent des problèmes qui fragilisent la stabilité
du pays indépendamment même de la grave crise financière actuelle due,
notamment, à de retentissantes affaires de corruption au sommet de l’État.
Comprendre la guerre civile de 1976-1992 reste donc d’une actualité pressante.
Pourquoi faut-il renouveler l’historiographie de la
guerre civile au Mozambique ?
Il convient tout d’abord de
rappeler que la littérature sur la guerre civile mozambicaine a toujours été
clivée entre deux « camps » peu conciliables. Comme la rébellion a
incontestablement été façonnée à ses débuts par les services secrets rhodésiens
pour lutter contre le régime de Maputo qui accueillait la guérilla de la ZANU
dirigé par Robert Mugabe (qui allait prendre le pouvoir en 1980 au Zimbabwe),
puis soutenue par le régime d’apartheid, la tentation a été grande d’analyser
la Renamo comme un simple fantoche des régimes minoritaires blancs, comme le
« bras armé de l’apartheid » formé pour une guerre de
déstabilisation. Il n’y a aucun doute que tel fut l’objectif de ces régimes. Mais
l’analyse devait-elle s’arrêter là ? Comment comprendre que ces
« bandits armés » qui n’auraient fait que massacrer, couper les seins
des femmes, piler les crânes des bébés dans les pilons, réussissaient à mener
des activités militaires dans 80% de la superficie du pays, y compris très loin
des frontières rhodésienne et sud-africaine ? Comment expliquer qu’une
autre guérilla – jusqu’à présent très peu étudiée – qui fusionnera avec la
Renamo en 1982 –, menait déjà une lutte armée dans l’ouest zambézien dès 1976,
avant même la formation de la Renamo, et sans aucun soutien sud-africain ou
rhodésien ? Quelques auteurs, français en particulier (Christian Geffray,
Christine Messiant, Michel Cahen) se sont, à la fin des années 1980, penché sur
les ressorts de la production d’une base sociale de la rébellion au sein de
secteurs importants de la paysannerie mozambicaine : il s’agissait
aussi d’une guerre civile historiquement
située, car des sociétés rurales cherchaient à se servir de cette structure de
guérilla venue de l’extérieur pour se protéger de l’État moderne et de son
paradigme de modernisation autoritaire (alors appelé « transition
socialiste »). En effet, la politique du Frelimo était à la fois
anticoloniale et dirigée contre la société africaine considérée en bloc comme
« féodale » et « obscurantiste » : il fallait
« organiser le peuple », bref, le mener à entrer dans les catégories
prévues pour lui par le pouvoir, même si ce faisant, l’agriculture
traditionnelle était désarticulée, le commerce de brousse s’effondrait, le
niveau de vie devenait pire qu’à l’époque coloniale. Le cas le plus connu est
celui des « villages communautaires » (regroupement autoritaire des
paysans) qui furent une catastrophe agronomique, économique, culturelle, cultuelle
et politique. La Renamo s’implanta notamment en les attaquant systématiquement
et en permettant aux paysans de retourner vivre dans leur habitat dispersé,
près des esprits des ancêtres, sous la direction des chefs traditionnels et
libres de procéder aux rituels de la pluie. L’apartheid était loin,
l’autoritarisme du pouvoir était proche et le soutien de l’Afrique du Sud à la
Renamo n’a jamais été un handicap à son implantation. Mais ce fut un problème
pour sa légitimité.
Notre livre s’inscrit de toute
évidence dans la littérature considérant qu’il s’est agi d’une vraie guerre
civile et ni d’une
proxy war
entièrement téléguidée par l’apartheid, ni d’un conflit secondaire de la Guerre
Froide. Les contexte régional et international ont évidemment
influencé le conflit interne, mais cette
guerre est mozambicaine. Sans soutien interne, la Renamo serait restée un
groupuscule. Néanmoins, nous avons voulu aller plus loin, pour plusieurs
raisons. Premièrement, l’historiographie, pour des raisons historiques, s’est
focalisée sur la Renamo, sur ses origines puis sa base sociale, ou sur le
Frelimo. Or, s’ils furent les deux acteurs principaux, ils ne furent pas les
seuls et il était temps d’étudier la guerre avec tous ses acteurs, notamment en
enrichissant l’analyse globale par une recherche plus localisée. Deuxièmement,
même après la parution de notre livre, l’histoire de la guerre civile
mozambicaine restera à faire. Mais nous avons mis à profit le... temps. De
nouvelles sources sont désormais disponibles : orales tout d’abord – des
acteurs centraux ou parfaitement locaux, qui refusaient de parler sont
désormais plus disponibles, même si le temps, qui remanie la production de la
mémoire, est aussi un problème ; des sources écrites ensuite. Les auteurs
de notre livre ont utilisé des archives régionales du gouvernement –
c’est-à-dire, non de « vraies archives » organisées, mais des caisses
de documents oubliées par les autorités des provinces dans les greniers des
bâtiments officiels... Ils ont utilisé les archives catholiques (un vaste
chantier qu’il faut impérativement poursuivre). Ils ont utilisé des documents
internes de la Renamo (la copie décodée de milliers de message radio échangés
entre le QG rebelle et les groupes locaux) encore jamais mobilisés. Et ils ont
utilisé l’histoire orale qui est devenue un outil très adéquat après
vingt-et-un ans de paix (1992-2013). On avance donc peu à peu vers une
« micro-histoire » de la guerre civile, tout en éclairant mieux la
« macro-histoire ».
Voulez-vous
dire, sur le plan de la micro-histoire, que l’histoire locale de la guerre a
fait des progrès avec votre ouvrage ?
Nous l'espérons ! Notre
livre (sauf son dernier chapitre qui est délibérément « macro »), est
organisé régionalement. Cela aussi a à voir avec l'historiographie. En effet,
l'information sur la « guerre de déstabilisation » a été bien plus
importante relativement au Sud du pays, proche de la capitale, car le pouvoir y
avait les moyens de mieux savoir et de mieux contrôler. Quand la Renamo faisait
un massacre dans le Sud, cela était de suite su internationalement. Quand
l'armée gouvernementale massacrait en Zambézie, personne ne le savait. Cela a
pu donner l'impression que la guerre a été plus intense et plus cruelle dans le
sud, frontalier de l'Afrique du Sud et proche de la capitale. Or notre livre
affirme clairement que le centre de gravité de la guerre a été dans les
provinces centrales et dans le Nord du pays, quoique de manière hétérogène
selon les histoires locales. N'oublions pas que la guerre civile a commencé
dans l'ouest-zambézien (centre-nord), dès 1976 et le Frelimo n'a pas pu mener à
bien son programme de « villagisation » (regroupement autoritaire des
paysans) dans cette province. Notre livre inclut un chapitre pionnier cette
première guérilla du
Partido
Revolucionário de Moçambique
zambézien. Mais, nous y reviendrons,
l'hétérogénéité de la guerre analysée aux niveaux locaux et régionaux a aussi
mis en évidence des acteurs qui ne sont ni le Frelimo et son État, ni la
Renamo. La guerre civile a été un
fait
social total
où des acteurs aussi divers que des milices de grandes
plantations ou des « guerriers magiques » ont émergé. Les sources
internes à la Renamo qui ont pu être utilisées ont aussi permis de voir le
quotidien de cette guérilla de droite, son rapport aux communautés rurales (aux
femmes en particulier), etc.
Affirmer que le centre de
gravité de la guerre fut situé au nord du pays n’était nullement ignorer le
Sud. Deux chapitres entiers le concernent, de deux manières très
différentes ; d’une part la guerre vue à partir d’un « village
communautaire » modèle, un village Potemkin (mais qui n’en a pas moins
beaucoup souffert), et d’autre part vue en incluant les facteurs écologiques,
trop souvent sous-estimés : une guérilla ne se développe pas de la même
manière dans des provinces humides et fortement peuplées et dans des provinces
de faible densité démographique et au climat sec. Les archives de l’Église
catholique ont ici été très utiles.
Vous
parliez d’acteurs autres que la rébellion et les forces gouvernementales...
Oui, c'est extrêmement
important pour comprendre comment cette guerre – un « fait social
total » – a pu durer seize ans dans l'entièreté de ce pays
hétérogène. Les acteurs principaux sont, certes, le Frelimo qui contrôlait
l'État et la Renamo. Mais l'un comme l'autre tissent des liens avec les
communautés locales, qui réagissent différemment. Nous avons déjà parlé de la
première guérilla (1976-82) du
Partido
Revolucionário de Moçambique,
héritier de groupes dissidents des années
1960 plus ou moins manipulés par les services secrets portugais mais qui n'en
avait pas moins une vraie base locale. Mais la société paysanne épuisée a aussi
suscité le phénomène des guerriers magiques (les
Naparamas), des paysans armés de simples sagaies qui, vaccinés
contre les balles par un chef guerrier lui-même ressuscité, ont mené des
offensives victorieuses contre la guérilla, avant d'être complètement récupérés
par le gouvernement, et avant que la rébellion ne crée elle-même ses guerriers
magiques. Ces faits militaires sont une expression de l'épuisement de sociétés
paysannes qui cherchaient à se protéger et ont été très importants dans les
deux provinces les plus peuples du pays (au Nord).
Du côté de la guérilla de la
Renamo, il y avait certes les guérilleros mais aussi des miliciens locaux
dépendant des chefs traditionnels (les
mudjibas)
qui avaient un rôle considérable pour le renseignement (simples paysans, ils
prévenaient la base de la Renamo de l'approche de militaires gouvernementaux,
etc.). Il y avait aussi des milices côté gouvernemental, notamment dans les
« villages communaux », souvent faiblement armées, voire non armées,
avec un rôle de surveillance et cible privilégiée de la Renamo. Enfin certaines
grandes entreprises créèrent leurs propres milices locales. On a donc un
faisceau d'acteurs dans cette guerre,
même si elle est naturellement polarisée entre le gouvernement et la rébellion.
La résurgence récente (2016)
d'un groupe armé dans l'extrême-nord musulman du pays montre que, dans un
contexte de très grande pauvreté, d'inégalité exacerbée, de désespérance
sociale, la société s
écrète parfois des rébellions
qui ne sont pas des guérillas politico-militaires classiques comme l'Amérique
latine ou comme certaines régions d'Afrique ont pu nous y habituer, mais des
mouvements millénaristes ou magiques. Mieux comprendre la guerre de 1976-1992
reste donc un impératif pour le Mozambique contemporain. Nous espérons, du
reste, pouvoir traduire notre livre en portugais.
Eric Morier-Genoud,
Michel Cahen & Domingos do Rosário (eds),
The War Within. New Perspectives on the Civil War in
Mozambique, 1976-1992,
Martlesham (R.-U.), James Currey/Boydell and
Brewer
, juillet 2018, 304
p., ISBN : 9781847011800 (hardback) et
ISBN : 9781847011817 (paperback, uniquement pour des
commandes en provenance et à destination de l'Afrique).