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Libération
Portrait, Libé des géographes

Dresde, sous les ors du baroque, la colère

Cette ville à l’image de l’Allemagne¸réunifiée possède deux côtés, l’un lumineux, l’autre sombre.
Dresde, 1945. (Photo Richard Peter. Slub Dresden. Deutsche Fotothek)
par Boris Grésillon, professeur de géographie à Aix-Marseille-Université (AMU), spécialiste de l’Allemagne
publié le 3 octobre 2018 à 17h06
(mis à jour le 3 octobre 2018 à 18h31)

De Charles Baudelaire à Julien Gracq, nombre de poètes et d’écrivains ont essayé de décrire «la forme d’une ville» et, au-delà, de sonder son âme. Avec Dresde, ville située dans l’Est de l’Allemagne, l’exercice s’annonce périlleux tant la capitale de la Saxe regorge de paradoxes.

Côté pile, la «Florence-sur-l'Elbe», reine du baroque, ancienne capitale florissante du riche royaume de Saxe, longtemps rivale de Berlin et de la Prusse, ville des rois et des artistes, des muses et des musées (le Zwinger), de la musique classique (la Staatskapelle Dresden) et de l'Opéra (le Semperoper) : une vraie capitale culturelle européenne. Côté pile, encore : les «manifestations du lundi» (Montagsdemonstrationen) contre la dictature, certes, commencées plus tardivement qu'à Leipzig, mais unies par un même slogan révolutionnaire, celui de 1989 : «Wir sind das Volk !» («nous sommes le peuple !»). Côté pile, toujours : ville à l'élan économique retrouvé, au taux de chômage ramené à 6 % en 2018 (contre 7 % en moyenne dans le reste de l'Allemagne de l'Est), capitale de la «Silicon Saxony» et de l'industrie électronique. Côté pile, enfin : une attractivité touristique qui ne se dément pas, une reconnaissance internationale marquée par l'obtention du titre de ville classée au patrimoine mondial de l'Unesco en 2004, et, last but not least, une ville qui deviendra peut-être capitale européenne de la culture en 2025.

Côté face, dans le désordre : ville déclassée de son titre par l'Unesco en 2009 pour une sombre histoire de pont, ville déclassée tout court, par l'histoire, par la géographie, par la politique. Ville rasée par les bombardements alliés en février 1945, reconstruite dans la peine, l'église martyre de la Frauenkirche laissée en ruine comme pour ne pas oublier, jamais, l'injustice des Alliés. Ville rouge après avoir été brune : de nombreux Saxons fourniront les rangs des cadres du Parti socialiste unifié est-allemand (SED) et des fonctionnaires de la Stasi. Côté face, sombre : depuis 2014, soit un an avant l'ouverture des frontières allemandes aux réfugiés syriens et irakiens, décrétée par la chancelière Angela Merkel, les manifestations du lundiont repris, les manifestants entonnant le même slogan révolutionnaire qu'en 1989, «Wir sind das Volk !», sauf que ce slogan est désormais scandé par les partisans du mouvement xénophobe Pegida («les Patriotes européens contre l'islamisation de l'Occident»), parfois rejoints par des membres du parti d'extrême droite AfD («Alternative pour l'Allemagne»).

Cruelle ironie de l’histoire, au point qu’on est bien obligé de se poser la question : sont-ce les mêmes personnes, hier révolutionnaires de gauche, aujourd’hui manifestants d’extrême droite, qui reprennent le même slogan en le dévoyant ? Est-il possible qu’elles se sentent flouées deux fois (en 1989-1990 et depuis 2014) au point de crier à la face des puissants : «Le peuple, c’est nous !» ? Concernant Dresde, comment expliquer que le «bijou baroque au bord de l’Elbe» ou encore que la capitale de la «Sexy Saxony» appréciée des investisseurs soit devenue le plus actif foyer d’extrême droite en Allemagne, nourrissant toutes ses tendances, de l’AfD représentée au Parlement jusqu’à Pegida, en passant par différentes mouvances néonazies ? Tant que l’on n’aura pas au moins essayé de répondre à cette question, on n’aura pas saisi l’âme sombre de Dresde mais on n’aura pas non plus compris ce qui, souterrainement, taraude et affaiblit la démocratie allemande. L’enjeu est donc de taille.

Pour tenter de relever le défi, partons de la base. Que nous apprennent la géographie et l'histoire de Dresde ? A son apogée, juste avant le premier conflit mondial, cette ville industrielle de 550 000 habitants occupe une position stratégique de carrefour dans l'Empire allemand et dans la Mitteleuropa. A mi-chemin entre Berlin et Prague selon un axe nord-sud, la ville est également en contact avec la riche Silésie (actuelle Pologne) à l'est et la puissante Bavière au sud-ouest. En outre, l'Elbe la relie aux villes de l'Empire d'Autriche (actuelle République tchèque) au sud et à Hambourg au nord. Après la défaite de 1918 et le traité de Versailles, la situation est tout autre. L'Allemagne est amputée de la Silésie, l'Empire des Habsbourg est démantelé, et Dresde et la Saxe se retrouvent coincés dans une sorte d'angle mort géopolitique. Cette situation n'évolue guère au temps de la RDA (1949-1989). Même entre pays frères du bloc socialiste, les frontières sont bien réelles. Pire : l'angle mort géopolitique se double d'un angle mort médiatique. La région de Dresde est la seule (avec celle de Greifswald) à ne pas pouvoir capter les chaînes de télévision de l'Ouest ; elle est raillée dans tout le pays comme étant «la vallée des ignorants» («Tal der Ahnungslosen»). De cette double punition, les habitants de Dresde nourrissent une double frustration.

«Frustration», le mot est lâché. Ne caractérise-t-il pas Dresde depuis 1918 et la perte de sa situation de carrefour européen ? Si on allongeait la ville sur un divan à la manière des experts de l'Agence nationale de psychanalyse urbaine, qu'y entendrait-on ? Des névroses profondes dues à des traumatismes non éludés (1918, le gigantesque brasier de février 1945, la perte de 40 % des habitants en 1945, la découverte des camps de concentration, l'occupation brutale par les Soviétiques) ; des amnésies collectives douloureuses (le zèle durant la période nazie, révélé entre autres par l'historien Mike Schmeitzner dans son livre Der Fall Mutschmann, puis le zèle encore à l'époque socialiste). Sur ce fond névrotique surgissent la chute du Mur en 1989 et la réunification en 1990. Pour les Saxons, comme pour de nombreux Allemands de l'Est, elle est synonyme de découverte de l'insécurité liée à la perte d'emploi, cumulée parfois avec la perte de la maison, du cercle d'amis, du lien social. Les années 1990-2000 instillent chez certains Ossis un sentiment de peur (du déclassement, de la disparition), une impression de dépossession - dont le dernier livre de Nicolas Offenstadt, le Pays disparu, rend bien compte -, le sentiment d'avoir été floué, trahi par ceux de l'Ouest. Puis vient la colère, et, à partir des années 2010, la haine contre les étrangers qui culmine depuis l'ouverture des frontières en 2015.

Cette accumulation de traumatismes, de peurs, de terreurs, d’amnésie, de blessures d’amour-propre et de colère ne saurait faire bon ménage. Au mieux, si l’on ose dire, elle suscite le mutisme, la frustration et la résignation. Au pire, elle déclenche la colère et l’hystérie. Du type de celles qui animent les partisans des groupuscules néonazis et de Pegida. Attention : il ne s’agit pas de leur trouver des excuses par le rappel du passé et l’introspection curative mais d’essayer de comprendre ce qui motive leurs actes afin, s’il en est encore temps, de tenter de désamorcer la bombe xénophobe que certaines villes d’Allemagne de l’Est (Chemnitz, Köthen, Cottbus…) et singulièrement Dresde continuent d’abriter et afin de parler d’elles autrement que pour la chasse aux étrangers et le retour du salut hitlérien.

1206 Première référence à la ville.
Février 1945 La ville est presqu'entièrement détruite par les bombardements alliés.
Octobre 1990 Réunification.
Octobre 2014 Lancement du mouvement Pegida à Dresde.