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Libération
Chronique «Histoire-Géo»

Géopolitique révolutionnaire à l’écran

De Renoir et son film «la Marseillaise» avant la Seconde Guerre mondiale à Schoeller aujourd’hui avec «Un peuple et son roi», qu’en est-il des territoires de la Révolution française au cinéma ?
«Fête de l'unité place de la Concorde», le 10 août 1793 (29 thermidor an I) par Pierre Demachy. (Photo De Agostini. Leemage)
publié le 3 octobre 2018 à 20h26

Le cinéma porte à l'écran des corps, des paysages et des circulations. Il est ainsi un lieu où se fabriquent des géographies. Quand il s'agit de Révolution française, nul doute que cette géographie est politique. Jean Renoir, en 1938 avec la Marseillaise, comme Pierre Schoeller, aujourd'hui avec Un peuple et son roi (1), ont à cœur de mettre en scène le peuple révolutionnaire. Mais pour autant, ils ne nous parlent pas vraiment de la même situation car le sous-texte géostratégique, celui de notre présent, n'est pas le même. Ils n'ont privilégié ni les mêmes circulations ni les mêmes paysages.

Dans le film de Renoir, les gens du peuple sont d'abord dans la campagne. Un braconnier risque d'aller aux galères pour un pigeon et, dans la montagne, les protagonistes du film expérimentent une forme de liberté native. Puis ils redescendent à Marseille faire la Révolution. Mais la véritable géographie du film n'est pas dans cette opposition entre un espace quasi-naturel et la civilisation urbaine à régénérer. Ce qui fascine Renoir et donne un rythme assez saccadé au film, c'est la géographie de la remontée des volontaires marseillais sur Paris. Le film consonne alors avec La vie est à nous, où le réalisateur avait fait l'éloge du pays dans une leçon d'instituteur fier de présenter la richesse d'une nation. Le paysage, c'est la géographie de la France. Montrer la multiplicité des lieux et des personnes, c'est alors montrer la Nation à la manière de Michelet qui fait parler le territoire quand il ne peut faire parler le peuple. Le film résonne de «Vive la Nation !» - «Nation» définie comme multiplicité des citoyens qui porte le sort du genre humain. En contrepoint, Renoir met en scène les émigrés. Eux ne sont plus sur le territoire, et de fait font alliance avec l'ennemi, les Allemands de Coblentz, et ne semblent plus être de la Nation. La géopolitique de Renoir, c'est la fabrique d'un rapport entre ces paysages français, Coblentz comme au-delà de la frontière autant réelle que fantasmée, et le Coblentz intérieur, la Cour, comme recoin fastueux et coupé du monde, hors lieu transnational avec l'Autrichienne aux commandes. En 1938, Renoir met de fait en scène l'affrontement idéologique entre deux conceptions de la vie bonne et de l'humanité.

Qu’en est-il avec Schoeller ? Repartons des paysages. Le film ne contourne pas le rapport ville - campagne, l’un des personnages est un rescapé de la justice d’Ancien Régime, voleur paysan, il a suivi, avec d’autres, le retour du roi à Paris après sa fuite et son arrestation à Varennes. Une première circulation des femmes en octobre 1789 visait déjà à ramener le roi à Paris. Deux circulations de la campagne vers la ville car la géographie du film est une géographie urbaine, parisienne et populaire. Ici, on parle moins de Nation que de peuple au sens où, comme le rappelle Robespierre dans son discours sur le suffrage censitaire, il s’oppose aux riches et aux aristocrates.

La géographie urbaine permet alors de montrer comment ce peuple vit, ce que la Révolution a changé dans sa vie et comment ce peuple révolutionnaire change sa géographie urbaine. Or, cette géographie urbaine rencontre la géographie physique. Le soleil arrive dans la rue de l'échoppe installée jusqu'alors à l'ombre de la Bastille. La forteresse a été prise, puis démolie pierre par pierre. L'une d'elle descellée, et c'est la lumière qui éblouit le spectateur comme les corps et les cœurs de ce petit peuple qui tente de l'attraper dans la joie et les rires d'incrédulité. Il y a quelque chose du roi et l'oiseau dans cette poétique. L'oiseau berçait ses petits en leur disant «le monde est une merveille, il y a le jour et la nuit, la Lune et le soleil, il y a le ciel et la Terre», bref, les éléments, et alors que Françoise tente de bercer son enfant sous-alimenté, l'impossible est arrivé, il y a aussi dans cette rue, le jour et la nuit et le soleil et la Lune. Le fleuve des lavandières Françoise et Margot, où elles lavent, chantent et rient, est aussi baigné de lumière, et derrière elles, une ville est là qui travaille. Paris a encore des espaces dégagés, ces bords de fleuve, mais aussi ses places, celle de la Révolution aujourd'hui Concorde, celle du Champ-de-Mars où a lieu la fusillade du 17 juillet 1791. Là, c'est la guerre civile qui se déploie. Dominique Cabrera avait tourné un moyen métrage sur cet événement au Moulin d'Andé en 2007, le Beau Dimanche (1), et elle avait eu conscience, en visionnant le film monté, que la violence de la répression politique qui venait avait trouvé place dans les images inventées de ce film expérimental. Géographie de guérilla urbaine, Schoeller reprend lui le titre du livre du Comité invisible, l'Insurrection qui vient. Un peuple est dans une quête de liberté et d'égalité, et le pouvoir exécutif lui fait la guerre. D'une manière fugace une sorte de carte d'état-major faite de petites lumières fragiles apparaît à l'écran pour donner la physionomie du quartier des Tuileries, quand, le 10 août 1792, le tocsin sonne. Blessé, l'oncle ne verra plus la lumière ou mal. Le paysan perdu devient par la force des choses souffleur de verre pour que la vie continue dans l'échoppe. La sphère de verre soufflé enfin réussie dit la puissante fragilité d'un monde universel qui semble in fine reposer sur le souffle de celui qui apprend. Le roi est exécuté place de la Révolution [aujourd'hui place de la Concorde, ndlr], dans l'évidence de l'espace traversé. Paris a changé de géographie car la géographie se fait aussi de la mémoire des lieux et de ce qu'on y a vécu. Le cinéma nous l'offre, comme un trésor perdu.

(1) Sophie Wahnich a été conseillère de Un peuple et son roi et coscénariste, avec Laurent Roth, de le Beau Dimanche.

Cette chronique est assurée en alternance par Serge Gruzinski, Sophie Wahnich, Johann Chapoutot et Laure Murat.