Dans son dernier ouvrage, Quand le Sud réinvente le monde (La Découverte), le politologue, professeur à Sciences-Po, Bertrand Badie analyse les relations internationales à l'heure de la mondialité. A partir de la notion de puissance et surtout celle de faiblesse, il décrypte les nouvelles sources de violences et de conflictualités. Il souligne à quel point le ratage de la décolonisation continue d'empoisonner les échanges internationaux. Ainsi, estime-t-il, est né un monde empreint d'une inégalité inédite et croissante qui crève l'écran, mais que nous regardons de façon marginale, alors que c'est le cœur du problème.
Un constat parcourt tout l’ouvrage : le ratage total de la décolonisation.
La colonisation et même la décolonisation n’ont fait que rigidifier et prolonger l’ordre ancien des relations internationales, hérité du traité de Westphalie de 1648 qui régissait le monde occidental en s’appuyant sur le principe de puissance des Etats-nations. Certains de l’infaillibilité de cet ordre, nous sommes dangereusement obsédés par l’idée de continuité : la présente mondialisation serait cette géniale invention des puissances occidentales éprises de technologie, de raison et d’universalité. Or les Occidentaux ne sont plus seuls au monde, ils sont même minoritaires sur le plan démographique, sur le plan de la production événementielle et sur celui de l’organisation de l’agenda international. Donc les failles, les violences que nous vivons aujourd’hui doivent être expliquées en les interprétant aussi à partir de la subjectivité des autres, à partir de l’extérieur du monde occidental. En réalité, on oublie que ce moment que nous nommons «décolonisation» n’a été qu’une universalisation faussée. Cette décolonisation s’est opérée selon une logique de raccords, de rafistolage, plus que dans une logique de réelle transformation.
Sommes-nous restés avec une vision du monde fixée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale sans tenir compte de la décolonisation ?
Quand les Nations unies ont été créées en 1945, elles ne comptaient que 51 Etats, presque tous du Nord. Aujourd’hui, on en compte 193, majoritairement du Sud, et cependant presque rien n’a été modifié dans le domaine de la gouvernance mondiale pour préparer l’arrivée de ces acteurs. Ce sont toujours les mêmes Etats qui disposent du droit de veto au sein du Conseil de sécurité et ce sont les mêmes qui cherchent à s’imposer pour décider seuls, à coups de G7 ou de «groupes de contact», de l’agenda international. On a voulu présenter la décolonisation comme une phase de transition. C’est-à-dire comme l’entrée dans un club toujours très wetsphalien de toute une série de membres «juniors». D’une part la plupart de ces nouveaux candidats n’étaient pas des «juniors», certains étant porteurs d’une longue mémoire politique et d’une civilisation plus ancienne que la civilisation européenne. Et d’autre part ces peuples sont alors entrés dans la vie internationale de la pire des façons et dans le plus défavorable des contextes. Nous en payons maintenant le prix.
Quelles sont les raisons de cet échec de la décolonisation ?
La première, c’est d’avoir nié la mémoire politique de ces peuples qui, de plus, sortaient d’une domination coloniale. C’est d’avoir fait comme si ces Etats allaient passer du statut de junior à celui de senior juste en s’inscrivant dans une autre histoire que la leur. Donc les formes d’organisation politique qui ont dérivé de cette décolonisation se sont avérées très vite totalement inadaptées aux enjeux et aux défis du monde réel. La preuve en est aujourd’hui donnée par l’effondrement ou la faillite d’Etats tels que nous avons pu les observer ces dernières décennies en Afrique et ailleurs : en Afghanistan, au Yémen, en Libye, en Somalie… Au lieu d’imaginer l’avènement d’un monde nouveau, on s’est abusivement raccroché à la funeste idée de transition, consistant à attendre passivement les effets de la croissance et des jours meilleurs !
Est-ce pour cette raison que la mondialisation se serait faite de façon si inégalitaire ?
Ces nouveaux Etats n’ont en rien été associés à la gouvernance du monde. Donc ils ont dû se contenter de camper dans un rôle protestataire, au lieu de devenir les cogérants d’un nouveau monde. Cette contestation commence avec la conférence de Bandung en 1955 (1), puis se précise avec le Mouvement des non-alignés, la charte d’Alger et le Groupe des 77 (2). S’est ainsi constitué ce que nous appelions hier le tiers monde et aujourd’hui les pays du Sud. Comme ces Etats ont peu été intégrés à la gouvernance mondiale, ils ont développé une nouvelle diplomatie, inédite jusque-là, faite de contestation et de rhétorique. Ces Etats auraient dû proposer et créer de nouvelles formes d’organisation politique, et ainsi vraiment intégrer la communauté internationale.
Quel a été le rôle des leaders de ces pays indépendants ?
C’est sûrement le plus surprenant, y compris sur le plan émotionnel. Nous avons commis une erreur quant à l’identité même des leaders des Etats issus de la décolonisation. On les a présentés comme des bâtisseurs d’Etat alors qu’ils étaient des émancipateurs et des libérateurs. Les deux rôles sont très différents et ne nécessitent pas les mêmes qualités. On retrouve ici la trace des conférences pionnières qui prônaient une émancipation dans le cadre symbolique du panafricanisme, du panasiatisme ou du panarabisme… Il s’agissait de forger une utopie libératrice plus que de construire un Etat-nation…
Certains de ces leaders étaient-ils de grands politiques ?
Bien sûr ! Les Nkrumah, les Nerhu, les Sukarno et d’autres sont de grands politiques. Mais eux-mêmes ne souhaitaient pas forcément se définir comme des bâtisseurs d’Etat : au Ghana, Nkrumah explique que vouloir reconstruire un Etat sur les ruines de la colonisation n’est qu’un piège. C’est risquer de devenir les obligés des anciennes puissances coloniales. Ces Etats factices qui sont nés subitement de la décolonisation ont été davantage des instruments de construction d’un ordre néocolonial. Certains de ces libérateurs, contraints de s’exécuter, se sont même perdus dans des dérives autoritaires et violentes. Comme s’ils avaient rétroactivement décrédibilisé leur œuvre d’émancipation. Qui peut aujourd’hui rendre hommage à Sékou Touré quand on sait ce qu’a été sa dictature ?
Avaient-ils vraiment les moyens de proposer des alternatives ?
Leurs discours visaient à faire autre chose, à l’échelle d’une région ou d’un continent. Nkrumah, par exemple, était d’abord et avant tout un vrai panafricaniste. Il savait que l’émancipation des peuples africains ne pouvait se faire qu’à l’échelle du continent. Certes l’Organisation de l’unité africaine (OUA) - devenue depuis l’Union africaine - est née en 1963, mais cette construction reste très interétatique et très en deçà du rêve de Nkrumah.
Même plus tard le piège semble inchangé :une personnalité aussi prestigieuse que Nelson Mandela fut un formidable libérateur mais il n’a pas pu accomplir cette œuvre de reconstruction d’un véritable Etat sud-africain institutionnalisé. La décolonisation n’a jamais été achevée parce qu’elle n’a mené qu’à une émancipation purement formelle.
Cette décolonisation fut-elle une promesse non tenue ?
Comme souvent en histoire, deux dynamiques presque contraires se sont combinées. Il y a eu une part de cynisme mais aussi une part de naïveté. Il fut un temps où la part de naïveté a même dominé. Certains en Occident concevaient sincèrement la décolonisation comme une période d’adolescence. Cette période de transition n’impliquait dans leur esprit aucune rupture : il n’a donc jamais été question de remettre en cause la réalité de l’universalité du modèle occidental. Or celui-ci n’a rien d’universel : il est le reflet de la seule histoire occidentale. Penser que celle-ci allait pouvoir abriter et intégrer les multiples aspects du développement de tous les autres était naïf.
Mais très vite, les anciennes puissances coloniales ont aussi compris le parti qu’elles pouvaient tirer de la faiblesse qui est celle de tout ce Sud, qui ne joue pas sur son terrain, exclu de la gouvernance et des richesses, et qui de surcroît est condamné à ne pas penser le politique avec ses propres catégories, sinon à la marge. La puissance d’hier a ainsi engendré et cultivé une gigantesque faiblesse qui pèse aujourd’hui sur le monde.
Et finalement, ce stratagème a produit beaucoup de tensions et de violences…
Il y a trop de frustrations et trop d’inégalités pour que ces nouveaux acteurs se contentent de rester dans une position contestataire purement formelle. Ces nouveaux Etats ont inévitablement cherché dans le principe de faiblesse des moyens de rebondir. La faiblesse devient un pouvoir de nuisance et va même au-delà : elle devient une ressource politique dans un univers mondialisé, dans un monde où tous les acteurs deviennent interdépendants. Le faible est dépendant du fort mais le fort est aussi désormais dépendant du faible.
Regardez notre actuel agenda international : tous les champs de bataille sont au Sud, les grands événements structurants de la vie internationale viennent des espaces de faiblesse, le puissant devient impuissant, il ne fait que réagir au désordre, quand il n’en est pas le spectateur passif.
Vous soulignez également combien les inégalités ne cessent de se creuser…
Non seulement les inégalités atteignent un niveau jamais connu auparavant, mais elles ne cessent d’augmenter. Un tel degré d’inégalités serait impensable à l’intérieur même de nos sociétés : comment voulez-vous qu’il le soit au plan mondial ?
Cette mondialité, qui est nouvelle dans l’histoire - elle n’a que 50 ans -, crée un contexte utile de bien des points de vue, en rendant possibles bien des progrès techniques et humains. Mais faute de gouvernance égalitaire, la situation est politiquement explosive. De plus ces inégalités sont aujourd’hui visibles de partout. Hier le pauvre ne voyait pas le riche, aujourd’hui il suffit d’un rien pour voir le monde dans sa totalité. N’oublions pas que l’évolution du taux d’équipement en portables en Afrique est exponentielle. Nous vivons de ce fait une incroyable mondialisation des imaginaires. Le pauvre aujourd’hui sait parfaitement où il se situe par rapport aux riches.
Cela ne peut que créer des réactions inédites, des identifications nouvelles qui sont sources de grandes conflictualités. Regardons ces nouvelles tensions en face au lieu de nous réfugier alternativement dans le charity business ou la stigmatisation.
(1) Réunissant l'Egyptien Nasser, l'Indien Nehru, l'Indonésien Sukarno et le Chinois Zhou Enlai. (2) Le Groupe des 77 est une coalition de pays en développement au sein de l'Assemblée générale des Nations unies fondée en 1964. Lors de leur première rencontre à Alger en 1967, la charte d'Alger, définissant les bases institutionnelles permanentes de ce groupe, fut adoptée pour défendre les intérêts de ces pays.