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Libération
Écritures

Sur un air d’Aznavour en toute humanité

publié le 5 octobre 2018 à 19h26

Ma chronique de ce mois-ci est le fruit d’une petite expérience. Etant à l’étranger avec un accès limité à mes journaux et stations de radio favorites, j’ai entrepris de me tenir informée de l’actualité par le seul truchement de mes amis Facebook - enfin, ceux dont le mystérieux algorithme veut bien me présenter les statuts. A cette aune, sans l’ombre d’un doute, la nouvelle la plus importante ces jours-ci est la mort de Charles Aznavour. Pour avoir toujours dans un coin de la tête beaucoup de ses refrains, je suis touchée. Pas autant, toutefois, qu’Alain Delon qui a confié à l’AFP : «Je suis fracassé. Je prends son décès en pleine gueule.» N’est-ce pas un brin excessif à propos d’un poète de 94 ans à la vie longue et pleine, et qui ne redoutait «ni l’hiver ni l’automne» ? J’apprends aussi que, né à Paris, le bébé Shahnourh Varinag Aznavourian s’est vu aussitôt rebaptisé Charles parce que, à la maternité tenue par des religieuses, la sage-femme n’était pas parvenue à orthographier correctement pour l’état civil le prénom arménien choisi par les parents.

On en connaît un que l'information doit réjouir, pour qui le prénom est un marqueur indispensable de la volonté d'intégration. Le chanteur lui-même, quoiqu'évoquant souvent dans ses chansons l'histoire de sa famille, «des émigrants», expliquait avoir tout fait pour «devenir français, d'abord dans ma tête, dans mon cœur, dans ma manière d'être, dans ma langue… J'ai abandonné une grande partie de mon arménité pour être français… Il faut le faire. Ou alors il faut partir». Tu parles, Charles. Cela ne l'a pas empêché, et heureusement, de porter haut et fort les couleurs de l'Arménie, de chanter son pays, de le soutenir sans se faire remonter les bretelles, et même de le représenter, jusqu'à devenir son ambassadeur en 2009 : «J'ai pensé que ce qui est important pour l'Arménie doit être important pour nous tous», justifiait-il. On n'est pas obligé de se renier pour exister, ni de se désintégrer pour s'intégrer.

Devenir français est un rêve que partage un certain Aquarius, devenu apatride quelque part en Méditerranée : on pourrait, comme cela se pratique quelquefois avec d'héroïques sauveteurs d'enfants, lui donner la nationalité française pour services rendus à l'humanité. Et si d'aucuns trouvent que son nom sonne un chouïa trop romain, on pourrait, allez, lui en trouver un plus gaulois : Astérix, Obélix ou même Eric, tiens, pourquoi pas ? L'essentiel n'est pas le nom mais la capacité à défendre les vivants dont nous sommes, à partager l'humanité. Car il y en a plein qui se fracassent, et nombreux sont les décès qu'on pourrait éviter de se prendre en pleine gueule, si on décidait de s'en émouvoir.

Le repli identitaire qui gagne le monde est encore plus frappant vu de loin. Facebook s’en fait sans cesse l’écho, y compris sur les murs des universités, censées être par excellence des lieux de tolérance et de mixité. Voir s’étaler sur un mur de Nanterre le tag : «Blanc·he·s hors des luttes antiracistes» est un vrai crève-cœur. La cause des Noirs ne concerne-t-elle pas les Blancs ? Les hommes sont-ils interdits de féminisme ? Pourquoi la France sans l’Arménie ? Faut-il accepter la dérive des valeurs républicaines au profit de communautarismes étriqués et voir se répandre à tout propos la question jadis pointée par Montesquieu, mais cette fois sans humour : «Comment peut-on être persan ?» Comme on s’est éloigné de la foi d’un Edouard Glissant, persuadé que toutes ces revendications identitaires n’étaient que d’ultimes sursauts d’agonie avant l’avènement du «Tout-monde» où chacun, «sans aucunement renoncer au refus et au combat qu’il doit mener dans son lieu particulier», changerait en échangeant, favorisant le métissage et la «créolisation» générale ! Quelle terrifiante régression !

Pour en revenir à Charles, j’espère qu’il est parti «sans bagage et le cœur libéré, en chantant très fort». Par exemple ces paroles d’une de ses anciennes chansons : «(Que) la vie est faite / Du temps des uns / Et du temps des autres / Le tien, le mien / Peut devenir nôtre.» Que nous sommes tous des contemporains, c’est-à-dire, au sens strict, des gens qui partagent le même temps, cela devrait suffire à nous rassembler ici et ailleurs, à nous permettre de conjuguer le singulier au pluriel. Au lieu de nous retrancher derrière un pays, une couleur de peau, une religion, un genre, au lieu d’opposer mon et ton, la mienne et la tienne, dire : notre, nos. Dire «soyez des nôtres». Là, ce serait le pays des merveilles.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.