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Chronique «Economiques»

Etats-Unis : l’autorité de la concurrence s’intéresse (enfin) aux salariés

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Le manque de compétitivité ne nuit pas qu’aux consommateurs mais aussi aux employés.
The US flag flies at half-staff atop the White House in Washington, DC, on March 7, 2016 in honor of former first lady Nancy Reagan who died on March 6 at the age of 94. / AFP PHOTO / Nicholas Kamm (AFP)
publié le 8 octobre 2018 à 17h56
(mis à jour le 8 octobre 2018 à 18h43)

Aux Etats-Unis, l'autorité de la concurrence s'évertue à protéger le consommateur contre les abus des entreprises qui profitent de leur position dominante pour augmenter les prix. S'il y a peu de brasseurs sur le marché, la bière coûte souvent plus cher. Si les brasseurs s'entendent pour augmenter les prix, les autorités peuvent intervenir. Alors que ces dernières cherchent à protéger les consommateurs, elles ne se sont jusqu'ici guère intéressées aux conséquences néfastes d'un manque de concurrence pour les salariés. C'est ce qui pourrait bientôt changer, à la suite des audiences publiques organisées par la Federal Trade Commission («commission fédérale sur le commerce») du 15 au 17 octobre.

Ces audiences donneront l’occasion aux économistes comme moi de communiquer à la commission les résultats de nos recherches. Or ces résultats montrent collectivement que les salariés sont souvent sous-payés pour leurs services du fait d’un manque de concurrence. Imaginez que vous soyez un journaliste local. Si vous voulez trouver un emploi, il faut regarder combien de journaux existent dans votre localité. S’il n’y en a qu’un ou deux, vous n’avez pas trop le choix : il vous faut donc accepter le salaire proposé par ces journaux et vous n’avez pas trop de marge de négociation. En revanche, si vous êtes, disons, un (bon) journaliste couvrant les nouvelles internationales, vous aurez probablement plus de journaux où vous pourriez travailler. Vous aurez alors une chance de pouvoir négocier un salaire plus élevé en faisant jouer la concurrence : «Si vous ne me payez pas plus, je vais chez votre concurrent !»

Donc vos chances de faire jouer la concurrence dépendent du type de travail que vous faites et de votre lieu de résidence. Aux Etats-Unis, mes coauteurs et moi-même avons pu analyser de riches données sur toutes les offres d'emploi sur Internet pour comprendre le degré de concurrence sur le marché du travail (2). Pour revenir à notre exemple : s'il y a une offre d'emploi sur Internet pour un journaliste, elle est publique. Donc on peut voir, à un moment donné, combien de journaux recrutent. Mais pour la plupart des professions et dans la plupart des régions aux Etats-Unis, il y a très peu d'entreprises qui recrutent : en moyenne, seulement deux. Bonne chance pour faire jouer la concurrence !

La situation des travailleurs est bien meilleure dans les grandes villes où la concurrence a tendance à être beaucoup plus forte. Mais gare à vous si vous êtes dans des zones moins peuplées (justement là où habitent beaucoup de supporteurs de Donald Trump…), car vous n’aurez pas beaucoup d’opportunités pour faire jouer la concurrence et obtenir un salaire plus élevé.

Cette tendance de la concurrence à faire augmenter les salaires figure aussi dans trois documents de travail récents (2), qui utilisent des données et des méthodes différentes mais arrivent à la même conclusion. Le manque de concurrence peut même encourager les entreprises à baisser les salaires (ou à ne pas les augmenter) sans risquer de perdre leurs salariés. Baissez les salaires, et les gens sont coincés. A contrario, une entreprise qui veut grandir rapidement et donc augmenter les salaires ne peut pas attirer plus de travailleurs qu'il n'y en a sur le marché. Les salariés ont tendance à rester où ils sont, pour le meilleur ou pour le pire. Même quand les gens peuvent facilement comparer les salaires offerts et qu'ils peuvent travailler depuis chez eux, ils réagissent assez peu aux augmentations ou baisses de salaires. C'est ce que montre un papier étonnant sur le marché du travail sur Internet : une baisse de salaire de 10 % ne fait fuir que 1 % des candidats.

Les gens sont sous-payés quand il y a un manque de concurrence entre travailleurs. Les effets négatifs sur les salaires peuvent être particulièrement prononcés aux Etats-Unis où, contrairement au cas français, le pouvoir des syndicats est faible et il y a donc peu de contrepoids en cas de négociations dans des entreprises dominantes. L’autorité de la concurrence américaine serait donc fondée à intervenir pour protéger la concurrence sur le marché du travail et, in fine, les salaires des travailleurs américains.

(1) https://papers.ssrn.com/sol3/papers. cfm?abstract_id=3133344

Cette chronique est assurée en alternance par Pierre-Yves Geoffard, Anne-Laure Delatte, Bruno Amable et Ioana Marinescu.