Questions à Jessica Lynne
Pearson, assistant professor
d'Histoire à Macalester College (États-Unis) et auteure de The Colonial Politics of Global Health: France and the United
Nations in Postwar Africa (Harvard
University Press, 2018). See English version below.
Pourquoi les Français ont-ils commencé à investir dans la santé coloniale
après la Seconde Guerre mondiale ?
Les services de santé destinés aux Africains de l’empire français
remontent au début du XXe siècle. Comme l’historienne Alice Conklin en a parlé
dans son livre A Mission to Civilize: The
Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, le
gouverneur général Ernest Roume créa l’Assistance médicale indigène (AMI) afin
de fournir gratuitement des soins médicaux aux populations colonisées. Au cours
de la même période, les administrateurs coloniaux des territoires africains
français ont également commencé à construire des hôpitaux, des cliniques et des
laboratoires spécialisés pour étudier à la fois les traitements et les mesures
de prévention des maladies tropicales courantes telles que la fièvre jaune et
le paludisme. Cependant, ces programmes ont mis du temps à produire des
résultats et, au cours de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de
médecins et d’administrateurs coloniaux ont entrepris de réformer le système
existant. Des médecins comme Robert Debré - pédiatre et membre du Comité
médical de la résistance - estimaient que les administrations françaises
précédentes n’avaient pas suffisamment investi dans la promotion de la
croissance démographique en France et au sein de l’empire, et qu’elles
n’avaient pas réussi à maintenir la position de la France en tant que leader de
la recherche médicale. En 1941, un autre médecin, Médecin-Général Ricou, exposa
son propre plan de réforme de la médecine dans les colonies intitulé
« Proposition de réorganisation des services de santé en Afrique ».
Ricou, qui travaillait à l’époque en Afrique occidentale française, proposa un
vaste ensemble de modifications apportées au système médical existant dans les
colonies. Il plaidait pour une réorientation du système médical colonial
français vers un système qui fonctionnerait sous une administration centralisée
reposant principalement sur la médecine préventive et sociale. En raison de la
pénurie de personnel en temps de guerre, les réformes de Ricou n’ont été mises
en œuvre qu’après 1945, mais ces plans étaient en grande partie le produit des
craintes de dépeuplement et du déclin de la France sur la scène mondiale.
Existe-t-il
une concurrence entre les conceptions française et onusienne de la santé ?
En réalité, et à la base, peu de choses
différenciaient réellement les conceptions française et internationale de la
santé dans l'après-guerre. Ce qui diffère toutefois, c'est qui les Français et les Nations
Unies considèrent comme le plus capable de protéger la santé des Africains. Les
Français, ainsi que leurs homologues des empires britannique, belge et
portugais, ont fait valoir que la présence à long terme des administrations
coloniales européennes sur le continent africain les mettait dans une meilleure
position pour fournir des soins de santé à ces communautés. De nombreuses
délégations aux Nations Unies ont cherché à briser le lien qui existait entre
colonisateur et colonisé et ont fait valoir que les experts médicaux internationaux
pourraient être tout aussi capables, sinon plus, de superviser l'expansion des
services de santé en Afrique. Alors que les types de programmes de santé
proposés par les Français étaient très similaires à ceux proposés par les
Nations Unies et l'Organisation mondiale de la Santé, les Français souhaitaient
utiliser ces programmes pour lier plus étroitement l'empire à la métropole,
alors que de nombreuses délégations de l'ONU espéraient utiliser les programmes
de santé internationaux pour libérer les peuples colonisés de la domination
coloniale.
Pourquoi
est-il important de lier l’étude historique de la médecine à celle de la
politique ?
Historiquement, la santé publique et la médecine ont été
intimement liées à l’histoire de la politique et il est impossible de séparer
les deux. Le développement des structures de santé publique coloniales en
Afrique était motivé par des agendas politiques. Au début du XXe siècle, la
notion de mission civilisatrice - la justification du gouvernement français
pour la colonisation de l’Afrique - a conduit à l’expansion des infrastructures
de santé publique. Dans l’après-guerre, l’expansion des soins de santé était
liée à d’autres priorités politiques, notamment le désir de montrer à la
communauté internationale que le gouvernement français investissait dans le
développement de l’Afrique. À l’ère de la décolonisation, les administrateurs
français ont abandonné la rhétorique de la mission civilisatrice pour celle de
développement. S’ils pouvaient montrer aux Nations-Unies qu’ils étaient
également attachés au développement de leurs territoires africains, une
intervention internationale ne serait pas nécessaire. L’un des objectifs
essentiels de la politique de la santé dans l’Afrique française d’après-guerre
consistait à empêcher les organisations internationales telles que l’ONU et
l’Organisation mondiale de la Santé de « s’immiscer » dans les
territoires africains de la France.
Why did the
French start investing in colonial health after the Second World War?
Health services for Africans in the French empire actually date
back to the early 20th century. As historian Alice Conklin has written about in
her book A Mission to Civilize: The
Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Governor-General
Ernest Roume set up the Assistance médicale indigène (AMI) to provide medical
care to local people, free of charge. In the same period, colonial
administrators in France’s African territories also began building hospitals,
clinics, and specialized laboratories to investigate both treatments and
preventative measures for common tropical diseases like yellow fever and
malaria. These programs, however, were slow to produce results and during the
Second World War a number of colonial doctors and administrators set out to
reform the existing system. Medical leaders like Robert Debré—pediatrician and
member of the Comité médical de la résistance—believed that previous French
administrations had not sufficiently invested in promoting population growth in
France and within the empire, and that they had failed to maintain France’s
position as a leader in medical research.
In 1941, another doctor, Médecin-Général Ricou, outlined his own plan
for medical reform in the colonies, entitled “Proposal for the Reorganization
of Health Services in Africa.” Ricou, who was working in French West Africa at
the time, proposed a vast set of changes to the existing medical system in the
colonies. He pushed for a re-orientation of the French colonial medical system
to one that would operate under a centralized administration be based primarily
on social, preventative medicine. Because of wartime shortages, Ricou’s reforms
were not implemented until after 1945, but these plans were very much a product
of wartime fears about depopulation and the decline of France on the world
stage.
Was there a
competition between French and United Nations conceptions of health?
In reality, and at their core, there was little that actually
differentiated French and international conceptions of health in the postwar
period. What did differ, however, was who the French and the United Nations saw
as the most capable of providing for the health of Africans. The French, along
with their counterparts in the British, Belgian, and Portuguese empires, argued
that the long-term presence of European colonial administrations on the African
continent put those administrations in the best position to provide health care
for those communities. Many delegations to the United Nations sought to break
that link between colonizer and colonized and argued that international medical
experts could be just as capable—if not more so—of overseeing the expansion of
health services in Africa. While the kinds of health programs offered by the
French were very similar to those proposed by the UN and the World Health
Organization, the French aimed to use these programs to link the empire more
closely to the metropole, while many delegations to the UN hoped to use
international health programs to liberate colonized peoples from colonial rule.
Why is
important to link the historical study of medicine with that of politics?
Historically, public health and medicine have been intimately
connected to the history of politics, and it is impossible to separate the two.
Much of the development of colonial public health structures in Africa was
motivated by political agendas. In the early 20th century, the notion of la
mission civilisatrice—the French government’s justification for colonial of
Africa—drove the expansion of public health infrastructure. In the postwar
period, the expansion of health care was connected to other political agendas,
including a desire to demonstrate to the international community that the
French government was investing in African development. In the era of
decolonization, French administrators abandoned the rhetoric of the civilizing
mission for one of development. If they could show the United Nations that they
were equally committed to developing their African territories, there would be
no need for international intervention. A crucial goal of health policy in
postwar French Africa was to keep international organizations like the United
Nations and the World Health Organization from “interfering” in France’s
African territories.