Michel Bampély : Vous avez consacré plusieurs ouvrages à la musique dont le dernier paru en 2012 chez Demi-lune « Fela Kuti, le génie de l'Afrobeat ». Peut-on dire que votre journalisme est spécialisé dans les musiques noires ?
François Bensignor : Oui, on va dire que c'est comme ça que j'ai approché la musique. Au départ j'étais très fan de musique. Je suis de la génération des années 60, celles des Stones. Et dès que sont arrivés les Soul Men ça m'a vraiment convaincu et puis je chantais ce style-là.
Michel Bampély : Vous étiez artiste ?
François Bensignor : J'ai monté mon premier groupe à 16 ans. Dans le dernier groupe que j'ai formé, j'avais un guitariste togolais. Et il avait une façon de groover qui était très particulière. À l'époque j'allais dans les concerts de free jazz. Il y avait beaucoup d'américains de ce style qui vivaient à Paris et j'étais toujours fourré là-dedans. La black music c'était vraiment mon truc. Et à la fin des années 1970, j'ai rencontré d'autres musiciens comme Touré Kunda ou le West African Cosmos. Je suis ensuite devenu journaliste sur le tard, j'avais environ trente ans. Il y avait à l'époque pas mal de magazines alors on écrivait beaucoup. J'étais un des premiers à écrire sur les musiques africaines. J'étais permanent dans un magazine qui s'appelait Rock en Stock, je ne faisais que ça. Et c'est en 1982 que j'ai publié mon premier article sur la Zulu Nation avec Afrika Bambaataa lors de la tournée du New York City Tour.
Michel Bampély : Dès 1979, le rap a connu ses premières diffusions dans les discothèques et les milieux branchés afro-antillais, avant d’être pris en charge par les médias et les industries culturelles. Pouvez-vous nous parler de cette période ?
François Bensignor : Je vais être franc avec vous, en 1979 j'ignorais totalement l'existence du hip hop. On a commencé à en parler vraiment entre 1980 et 1981 dans Actuel, le magazine phare de la culture underground. Le moment où j'ai été en contact direct avec le hip hop c'est pour cette tournée de Afrika Bambataa en 1982 et c'est grâce à la publication du premier album qui avait été produit par Jean Karakos. Malheureusement il a disparu le 22 janvier 2017 et Jean Karakos était quelqu'un d'important pour les musiques noires en France. C'est lui qui avait créé le premier label Byg Records et qui a enregistré énormément d'artistes de free jazz. Il a notamment monté le premier grand festival de pop en Europe mais les autorités françaises avaient refusé de le suivre donc il est allé le faire à Amougies en Belgique. Des français et des belges y sont allés et ce sont vraiment des souvenirs incroyables. À l'époque j'étais très fan de l'Art Ensemble of Chicago qui s'est produit à ce festival. Et pour moi le rap c'était un peu la suite du Art Ensemble, ce développement du speech qu'avait ce groupe. Je pense également aussi à The Last Poets comme précurseur du rap. Ce qui m'a intéressé dans le rap, c'est sa poésie, sa façon de rythmer la parole, même si les prémisses étaient dans le jazz.
Michel Bampély : Pouvez-vous me décrire les premiers acteurs culturels du hip hop, leur composition socio-ethnique ?
François Bensignor : C'était des banlieusards c'est clair. Moi j'ai toujours vécu à Paris dans le XIVe. Je ne venais pas de la banlieue. Au tout début, il n'y avait pas de problèmes. Dès que le hip hop est devenu médiatique, il y a eu un problème de classes. Pour les jeunes, j'étais un vieux. Si vous voulez, moi je n'ai pas connu le hip hop et le rap dans la rue. Je ne le connaissais qu'à travers mon travail de journaliste. Dans le New York City Tour de 1982, les artistes étaient majoritairement noirs mais il n'y avait pas de français. Je suis intéressé, je trouve le courant assez génial mais je ne suis pas investi comme j'ai pu l'être dans les musiques africaines. J'étais malgré tout moins impliqué dans ce milieu qu'un Olivier Cachin par exemple. J'ai connu des artistes comme les IZB ou Dj Dee Nasty mais je ne fréquentais pas les Zulu parties.
J'appréciais plus l'approche du hip hop d'Afrika Bambaataa que ce qui a suivi, mais j'ai beaucoup accroché avec le groupe IAM que j'ai couvert en tant que journaliste. En tant que journaliste lorsque j'approchais les jeunes, j'ai rencontré ensuite un problème de distance avec ceux qui avaient une attitude contestataire : « c'est contre vous qu'on se bat ». Je représentais pour eux une forme d'institution, n'étant pas dans un crew. J'ai décroché dans les années 1990, à l'époque des Rencontres de La Villette où j'ai croisé des minots qui ne voulaient surtout pas voir « ma sale gueule de blanc » et m'entendre avec les mots que j'avais. Et là j'ai décroché. Je ne comprenais pas, c'était un racisme à l'envers et je n'étais pas prêt à affronter ça.
Michel Bampély : Après la diffusion de l'émission HIP HOP de Sydney en 1984, le break dance et le smurf se sont popularisés dans les banlieues françaises. La culture hip hop a alors présenté à la France un visage médiatique multiculturel. Mais sur le terrain, dans les Zulu parties et les discothèques, la grande majorité des danseurs étaient noirs. Vous le dites vous-même dans vos articles de l'époque.
François Bensignor : Je ne sentais pas au début du mouvement hip hop français cette différence ni cette affirmation black. Je percevais dans ce courant surtout un désir d'expression artistique et un désir d'éclate. Et surtout il y avait beaucoup de danseurs.
Michel Bampély : Pourtant vous êtes l'un des premiers journalistes à avoir évoqué en parlant du hip hop un mouvement noir en France au début des années 1980. Vous l'avez écrit….
François Bensignor : Oui mais parce que c'est ça qui m'intéressait. Ça m'intéressait autant chez ces jeunes de la 2e et 3e génération de banlieue. Car ce qui m'intéressait avant tout c'était les artistes noirs africains. J'ai suivi la première génération d'artistes et musiciens africains puis la génération suivante qui s'exprimait à travers un médium artistique différent, et qui étaient reliés quelque part par la triangulation à l'idée de l'Afrique.
Michel Bampély : Depuis 30 ans, les écrits universitaires et journalistiques abordent l'histoire du hip hop français à travers le prisme de la banlieue, son aspect « black, blanc, beur» et ne font plus le lien avec la communauté afro-caribéenne. Comment expliquez-vous cela ?
François Bensignor : C'est d'abord une affaire politique. Le slogan « black-blanc-beur » n'est pas né par hasard. La petite main « touche pas à mon pote » c'est quand même SOS Racisme qui l'a créée et c'était quelque part un instrument de l'Etat, il faut le dire. Black- Blanc-Beur avait une telle puissance et un tel rayonnement que ça a absorbé tout, même le hip hop. Le discours identitaire des beurs fut à l'époque le plus fort parce qu'ils étaient les plus nombreux, sociologiquement cela se comprend.
Je ne suis pas universitaire, je ne suis pas sociologue, je n’ai aucun diplôme, je ne suis jamais allé à la fac, ni rien du tout. Mon approche de la société est avant tout artistique. Le fait qu’aujourd’hui le hip hop ne soit plus relié à la communauté noire est une dérive institutionnelle. Ils n’entendent pas la musique, ils n’entendent pas le rythme, ils ne savent pas ce qu’est le contre-temps, ils ne savent pas danser.
Michel Bampély : La conséquence est la quasi absence de la communauté des créations, des Noirs d'origine africaine et antillaise dans les postes de pouvoir au sein des grands médias, des infrastructures qui prennent en charge le hip hop et par extension les musiques urbaines.
François Bensignor : Là il s'agit plutôt d'un problème de société. Moi par exemple vous ne me trouverez dans aucun organigramme tout simplement parce que je n'ai aucun diplôme. On est dans un gros problème de la France colonialiste. Je viens de faire un film en Nouvelle Calédonie avec un artiste Kanak.
Photo © Christophe Petit
Pour eux le problème est bien plus monstrueux que ça. Ils ont deux sortes de gouvernements avec un conseil des anciens mais le gouvernement calédonien qui gère toutes les affaires économiques et sociales n’est pas kanak. Ce ne sont pas eux qui ont le pouvoir. Même au sein des musiques noires on arrive pas à se débarrasser des logiques de pouvoir et de domination racistes. On arrive pas à se débarrasser de cette saleté. Comment expliquer que la pensée raciste soit le moteur de toute une civilisation ? Cette histoire m’obsède.
Michel Bampély : Vous qui êtes spécialiste des musiques noires, vous savez que la culture rock fut créée par des afro-américains dans les années 1940. Et pourtant on écrit encore qu’elle a débuté lorsqu’Elvis Presley est entré en studio…
Elvis Presley ( photo : AFP)
François Bensignor : Tout le monde écrit ça dans les bouquins. Moi aussi j'ai lu ça et je l'ai relayé. Parce que c'est une histoire américaine, ségréguée. C'est l'histoire d'une société où l'on fabriquait des produits pour la communauté noire et pour les autres communautés. L'autre problème est que nous européens, nous calquons notre modèle sur le dominant américain. Dans une industrie musicale globalisée c'est toujours l'idéologie américaine qui décide. Le rock, le jazz, le blues ont occulté toutes les musiques afro-descendantes. On ne tient pas toujours compte du volume économique des musiques cubaines, brésiliennes, colombiennes ou afro-antillaises qui est parfois plus conséquent que les musiques afro-américaines. La créativité des artistes du Nouveau-Monde, métissée, est bien plus importante que cette vison ségréguée de la musique américaine.
Michel Bampély : Pensez-vous qu’un jour les Noirs pourront disparaître de la culture hip hop comme c’est le cas aujourd’hui pour la culture rock ?
François Bensignor : Je ne suis pas d'accord avec votre approche. C'est quoi le rock aujourd'hui ?
Michel Bampély : Oui mais vous n’arrivez toujours pas à me citer un seul grand groupe de rock noir d’aujourd’hui, à cause de son appropriation culturelle. Pourquoi n’êtes vous pas vous-même entré dans un organigramme ou dans un poste de direction dans un label ?
François Bensignor : Parce que je suis toujours resté indépendant et j'avais moi aussi mes limites intellectuelles. J'étais nul en business mais je suis devenu responsable du Centre d'Information des Musiques Traditionnelles à l'IRMA. C'est le plus haut poste que j'ai occupé et j'ai fait ça pendant 12 ans.
Michel Bampély : Votre approche journalistique des musiques noires a aujourd’hui disparu du monde des médias…
François Bensignor : Mais tous les journaux de musiques spécialisées ont disparu. Et aujourd'hui on n'a plus vraiment d'espace pour s'exprimer. À l'époque les journaux mensuels de musique tournaient à plus de 200 pages. Les journalistes « pissaient » de la copie. Maintenant les articles ne sont réduits qu'à quelques signes. J'ai la chance d'avoir créé ma rubrique dans la revue Hommes et Migrations. Les blogs c'est bien mais pour nous les dinosaures c'est compliqué. J'ai commencé avec une machine à écrire. Tout ce métier a complètement changé. Les magazines spécialisés de musique ont disparu parce qu'ils n'avaient plus les moyens économiques d'exister.