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Libération
Chronique «L'âge de réseaux»

Kanye West et la tyrannie des likes

Chronique «L'âge de réseaux»dossier
On ne les voit plus tant ils sont omniprésents. Les compteurs de followers, de likes, de retweets, de nombres de vues nous mettent sous une pression permanente et uniformisent les contenus.
Kanye West, le 11 octobre à la Maison blanche. Photo SAUL LOEB / AFP (Photo Saul Loeb. AFP)
publié le 19 octobre 2018 à 6h25

Il arrive – en de rares occasions – que Kanye West publie des propos censés sur Twitter. Quelques semaines avant de se ridiculiser dans le bureau de Donald Trump, affublé d’une casquette «Make America Great Again», le rappeur s’était lancé dans une croisade contre les métriques sur les réseaux sociaux. «On devrait tous pouvoir utiliser les réseaux sans avoir à montrer combien de followers et likes on a. De la même manière qu’on peut masquer les commentaires, on devrait pouvoir masquer le nombre de followers. Cela a un impact très négatif sur l’estime de soi», exprimait-il dans un message retweeté 46 000 fois et liké 211 000 fois.

Prenant les choses en main, Kanye West a envoyé un message au patron de Twitter, Jack Dorsey. Qui lui a répondu, en faisant un surprenant acte de contrition. Le rappeur a posté la capture de ses propos sur Instagram : «Nous avons réfléchi profondément au sujet des compteurs de followers et de likes, et ce que cela encourage. Nous voulons changer. Ce qui faisait sens il y a douze ans ne marche plus aujourd'hui. Le fait que nous mettions en avant ces chiffres encourage les gens à les faire augmenter, et qu'ils se sentent mal si ce n'est pas le cas.»

A force, on ne les voit plus. Pourtant, ils sont là, partout, envahissants. Les métriques sont la substance des réseaux : nombre de likes, nombre de retweets ou de partages, nombre de messages non lus, nombre de notifications, nombre d’amis ou de followers, nombre de requêtes d'amis, nombre de minutes depuis lesquelles un post a été publié… Quand vous ouvrez un nouveau compte Facebook ou Twitter, il n’y a aucun chiffre, aucune activité, rien. Les flux sont vides. C’est quand les chiffres apparaissent que le réseau prend forme. Les chiffres sont la conversation elle-même.

Le sociologue américain Nathan Jurgenson, employé par Snapchat, critique cette omniprésence des chiffres. «Les chiffres dirigent tout. Ils produisent le contenu, ils ne le mesurent pas. Le contenu est celui qu'il est parce qu'il faut maximiser ces chiffres», explique-t-il à Usbek & Rica. On sait combien la télévision a été pervertie par les mesures quotidiennes d'audience. A la façon d'un Cyril Hanouna électrisé par les chiffres Médiamétrie, l'internaute compulse sans cesse des études quali (nombre de likes) et quanti (nombre de vues) sur ses contenus les plus banals.

L'audience n'est en rien un critère de qualité. Nécessaires pour nourrir les algorithmes qui sélectionnent les contenus, les métriques ont bien davantage tendance à uniformiser les contenus. Parce que les internautes ont intériorisé les critères de «likabilité», toutes les photos Instagram finissent par se ressembler et tous les top-tweets semblent rédigés par la même personne, avec les mêmes tournures de phrase à la mode. La vraie vie s'éloigne ainsi des réseaux, qui n'en reçoivent plus qu'une version filtrée, révisée par la direction marketing et prête pour publication. C'est pour cette raison que Snapchat n'a jamais implémenté la fonction like. Lui aussi interrogé par Kanye West, Ben Schwerin, de Snapchat, a expliqué ce choix : «Je pense qu'être constamment en train de se comparer aux vies si "parfaites" des autres et se sentir dans une permanente compétition de popularité peut être une très mauvaise expérience.» Sean Parker, ex-président de Facebook, avait reconnu l'année dernière que le réseau de Zuckerberg avait été conçu comme une machine à sous, qui délivre à chaque like sa dose de dopamine pour nous rendre accro : «Cela vous pousse à contribuer de plus en plus et donc à recevoir de plus en plus de commentaires et de likes. C'est une boucle sans fin de validation sociale.»

Kanye West ou pas, il est permis de douter que Twitter cherche vraiment à remédier à ce problème. Comme le relève l'artiste Ben Grosser, qui a créé un outil pour faire disparaître les chiffres de Facebook, les réseaux sont accros aux métriques : «Quel que soit le problème, la réponse de la Silicon Valley est toujours plus de métriques. Facebook mesure la "réputation" de ses utilisateurs, Twitter mesurer la "santé" des conversations et Apple veut mesurer la "confiance".» Ainsi, on a appris récemment qu'Apple avait discrètement mis en place un score de «confiance» des utilisateurs d'iPhone basé sur leurs appels et leurs e-mails. L'écart entre la réalité et la série Black Mirror se réduit chaque jour.