Imaginez un pays où, lorsque le Parlement vote une loi modifiant la Constitution, la population est automatiquement consultée par voie de référendum. Un pays où, lorsqu'un groupe de citoyen·ne·s rédige une loi, puis récolte suffisamment de signatures pour la soutenir, la population, encore elle, se prononce dans les urnes.
Ce pays, où l’on prend au sérieux – au moins un peu plus qu’ailleurs en Europe – la démocratie, existe: c’est la Suisse. Trois à quatre fois par an, on y débat publiquement et on y vote. Et le Parlement ne passe pas en douce des textes allant ouvertement contre le résultat de ces consultations populaires.
Certes, le tableau serait incomplet si l’on omettait de préciser que la participation dépasse rarement 50%. Et que, depuis plusieurs décennies, la droite xénophobe tend à dicter l’agenda politique, avec des propositions de lois anti-migrant·e·s toujours plus outrancières. Il arrive aussi que les lois d’application manquent cruellement de contenu et d’effet. Exemple : l’égalité salariale entre hommes et femmes, inscrite dans la Constitution en 1981, reste un doux mirage en 2018.
Meuh oui !
Mais sur quoi vote-t-on? Sur des sujets aussi cruciaux que la fiscalité, l’adhésion aux organisations internationales, la politique énergétique ou le droit du travail.
Et les cornes des vaches.
On entend déjà les éclats de rire en provenance de la France, qui s'intéresse juste assez à sa voisine pour s'en moquer à l'occasion. C'est pourtant on ne peut plus sérieux : le 25 novembre, la Suisse se prononcera, entre autres, «pour [ou contre] la dignité des animaux de rente agricoles». En un mot, le texte prévoit de subventionner les éleveurs et éleveuses renonçant à écorner leurs veaux et leurs cabris. Et les sondages lui accordent pour l'instant 58% de suffrages favorables.
Le bovin, mythe fondateur de l’identité suisse
Derrière l'anecdote, le fait qu'une telle question fasse l'objet d'une votation en dit long sur la Suisse et les mythes structurant l'image qu'elle a d'elle-même. Depuis le 19e siècle, la montagne joue un rôle incontournable dans la construction de l'identité helvétique. La chaîne des Alpes, visible depuis 90% du territoire, occupe presque autant de place dans la littérature suisse ou sur la Suisse, de Mary Shelley à André Gide en passant par Charles Ferdinand Ramuz et, bien sûr, Johanna Spyri, auteure en 1880 de Heidi.
Les Alpes font office de métonymie de la Suisse, ou plutôt de géosymbole, notion forgée en 1981 par Joël Bonnemaison: elles revêtent une dimension symbolique confortant la Suisse dans son identité. Et, comme d’autres peuples avec leurs hauts-lieux, les Helvètes ne manquent pas d’effectuer de fréquents pèlerinages: en Suisse, on skie, on «grimpe», on passe ses vacances «au chalet».
Or qui dit Alpes dit bovins. Les vaches laitières sont partie intégrante du géosymbole alpestre, dans un pays où les produits laitiers représentent 20% de la production agricole, où l’on exporte plus de 70 000 tonnes de fromage chaque année, et où chaque canton possède sa recette de fondue.
La paysannerie suisse à l’agonie
Mais voilà, entre l’idéologie et les faits, entre l’attachement de façade aux mythes fondateurs nationaux et la réalité politique, la distance est parfois grande. Derrière le prétendu intérêt du pays pour ses irremplaçables alpages et sa valorisation de la figure du «montagnard», la réalité n’est pas rose. La condition des éleveurs et éleveuses ne cesse de se détériorer, entre l’endettement lié à l’industrialisation de l’agriculture et la pression de la grande distribution sur les prix.
Ces dernières décennies, des milliers d’exploitations ont fermé et le suicide paysan est devenu un enjeu de santé publique. Une votation sur le bien-être des vaches, aussi louables soient ses intentions, prend soin de ne pas attaquer de front les grands enjeux de l’agriculture suisse.
Bref, de ne surtout pas prendre le taureau par les cornes.
Pour aller plus loin :
Rudaz, Gilles & Debarbieux, Bernard (2013) La montagne suisse en politique, Lausanne : PPUR.
Un texte de Gilles Fumey sur Heidi: https://food20.fr/ressources/produits-laitiers/
Des références sur les notions de haut lieu et de géosymbole: http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/haut-l...
Un article de Bernard Debarbieux sur la construction de l'identité collective des populations montagnardes: https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie...