Tribune. Pour beaucoup d'économistes, voilà qui serait une bonne définition de leur propre discipline : une science permettant de mieux comprendre et de mieux organiser la production et la consommation dans l'intérêt général. Comme science, elle permettrait de pourchasser les fausses intuitions que le «bon sens» nous suggère et de mettre en œuvre les bonnes politiques qui sont nécessaires. La chronique que nous propose Pierre-Yves Geoffard, dans Libération du 16 octobre (1), est symptomatique de cette idée. Son texte est une glorification des avancées de la connaissance qu'ont permis les travaux de William Nordhaus et Paul Romer, les derniers récipiendaires du prix en mémoire d'Alfred Nobel qui vient d'être décerné par la Banque royale de Suède. Que nous apprennent ces travaux et atteignent-ils réellement leur but ?
Paul Romer est l’un des promoteurs de la théorie de la croissance endogène, qui souligne l’importance de l’éducation, de la santé et des infrastructures matérielles et institutionnelles pour la croissance. Celui qui n’a pas lu les livres de cet économiste peut sans doute trouver que ces résultats sont bien triviaux et qu’un prix Nobel à ce tarif, c’est bien payé ! Il suffit en effet de prendre la contraposée pour comprendre que si chacun est peu éduqué, a une mauvaise santé et que si les infrastructures sont en capilotade, il n’en sortira rien de bon pour personne. Paul Romer risque bien de laisser un lecteur dans un abîme d’interrogations, car si on oublie les équations qui saturent ses textes, les conclusions pratiques qui en sont tirées sont finalement assez décevantes - pas de quoi s’extasier sur l’idée que l’Etat puisse avoir un rôle crucial et que l’éducation est importante.
Mais le cœur du propos de Pierre-Yves Geoffard est ailleurs : puisque l’accumulation du «capital humain», la connaissance, est sans limites, la croissance le sera aussi. Peu importe alors l’épuisement des ressources naturelles. C’est, en réalité, la définition même de la «soutenabilité faible» : celle où l’on peut substituer continûment n’importe quelle sorte de capital aux ressources naturelles épuisées.
Certes, Pierre-Yves Goeffard nous avertit : la croissance n’est pas souhaitable si elle se fait en dégradant l’environnement. Il se tourne alors vers les travaux de William Nordhaus sur l’économie de l’environnement, qui mettent en avant le rôle complémentaire de l’Etat et du marché, le premier devant corriger les dysfonctionnements du second. Que le marché commette des excès, c’est un «résultat» que des millions de gens ont pu expérimenter dans leur chair. Qu’il faille donc intervenir n’est pas non plus un scoop d’une grande nouveauté (comprendre pourquoi cette fameuse complémentarité n’est pas plus efficace, avec tant de travaux savants, le serait davantage). D’ailleurs, William Nordhaus lui-même n’en est pas si convaincu que cela : il critiqua durement le rapport Stern, qui recommandait une action énergique et immédiate pour lutter contre le réchauffement climatique, au motif qu’il était urgent d’attendre, les bénéfices futurs ne justifiant pas les coûts immédiats impliqués par cette lutte. On a connu des défenseurs de l’environnement plus pugnaces.
On ne peut manquer d’être frappé par le peu de consistance des «résultats» des deux chercheurs récompensés par le Nobel. Nous sommes ici dans le domaine de la mauvaise abstraction vilipendée par Hegel et Marx. On nous dit que l’éducation est importante, et personne ne dira le contraire, parce que, à ce niveau de généralité, l’affaire est évidente pour tout le monde. Mais alors, pourquoi la France décroche-t-elle dans les évaluations internationales des performances scolaires ? Et si la santé est si importante, pourquoi tant de gens ont du mal à se soigner, tant de services hospitaliers sont au bord de la rupture, tant de patients cherchent des médecins référents qui se raréfient du fait du numerus clausus et des départs en retraite (il ne fait pas bon avoir à trouver un ophtalmo dans l’urgence et les rendez-vous chez les cardiologues demandent souvent des mois d’attente) ? Quant aux infrastructures, qu’elles soient institutionnelles (le fonctionnement des tribunaux est loin d’être satisfaisant, le système bancaire toujours aussi peu sûr) ou matérielles (un réseau ferré hors TGV très vieillissant, des écoles ou des hôpitaux dégradés), elles sont loin d’être toutes en bon état. L’éducation, la santé, les infrastructures, c’est important dans l’abstrait, mais quand on regarde de près ce que cela implique, le tableau est plus sombre et les belles leçons de l’analyse économique sont peu opérationnelles.
Et ce n’est pas mieux du côté de l’environnement ! La biodiversité se dégrade à un rythme inquiétant, les gaz à effet de serre continuent à saturer l’atmosphère, rendant de plus en plus incertain l’objectif, pourtant acté en grande pompe à la COP 21 de Paris, de rester en dessous des 2 °C, les maladies liées à notre mode de consommation (diabète, obésité, maladies cardiovasculaires) sont en augmentation constante… Bref, là aussi, la science économique peine à améliorer la situation.
C'est encore la même mauvaise abstraction qui est à l'œuvre quand on mentionne la «croissance» sans dire un mot de son contenu. De quelle abondance est-il question ? De plus de téléphones portables, de voitures, ou de qualité de vie et de biens publics indispensables ? L'idée que la croissance sera toujours possible parce que le capital humain «n'est limité par aucune barrière matérielle», c'est oublier que la connaissance «pure» n'existe pas plus que la production immatérielle. L'information consomme énormément d'énergie, qui n'est ni gratuite ni évanescente. Que le progrès technique et l'innovation permettent de découvrir de nouvelles formes de production et puissent repousser le moment où la contrainte matérielle deviendra réellement un problème ne signifie pas que ce moment n'arrivera jamais à l'échelle des milliards d'années qui restent encore à la Terre. Aujourd'hui, les stocks connus sont évalués en centaines d'années de production au rythme actuel, c'est peu à l'aune du temps qui reste.
Finalement, l’analyse économique des deux récents prix Nobel d’économie est-elle si utile pour construire une société où chacun puisse espérer trouver les conditions d’un développement harmonieux et partagé ?
(1) «La seule croissance sera celle du capital humain».