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TRIBUNE

Fantasme «nordique» : la France cherche toujours sa voie

De la «flexisécurité» au «hygge», le modèle scandinave est devenu une arme de séduction massive à destination des consommateurs ou des électeurs. Mais derrière l’illusion du changement se cache trop souvent en France un conservatisme économique.
A Stockholm, en 2003. (Photo Gilles Coulon. Tendance Floue)
par Nicolas Escach, maître de conférences en géographie et responsable du pôle Europe du Nord (Sciences-Po Rennes, campus de Caen)
publié le 23 octobre 2018 à 17h06
(mis à jour le 23 octobre 2018 à 17h17)

Tribune. «Modèle», «voie», «méthode», la France a incontestablement vécu depuis une dizaine d'années à l'heure danoise. Déjà au centre de la campagne présidentielle de 2007, le terme «flexisécurité» a resurgi politiquement avec l'ascension d'Emmanuel Macron, conduisant même le nouveau président à se rendre en voyage officiel à Copenhague en août, une première depuis 1982. Les références à la Suède ont été certes tout aussi nombreuses pendant la campagne et au début du mandat, inspirant même un livre à Alain Lefebvre intitulé Macron le Suédois (1). Parallèlement, une ambiance hygge (2) a pénétré l'Europe grâce à un article du journaliste Justin Parkinson publié le 2 octobre 2015 sur le site de la BBC. Le post a rapidement rassemblé plus d'un million de clics, suscitant l'intérêt d'éditeurs, comme Emily Robertson. Cette dernière a accompagné la sortie du best-sellerThe Little Book of Hygge de Meik Wiking (3), traduit ensuite en 31 langues. En France, il a popularisé le concept tout autant que les travaux de Malene Rydahl (4).

Malgré un engouement particulièrement notable, la tendance française à s’inspirer des modèles septentrionaux tient du poncif, des périodes de désenchantement ayant souvent succédé aux phases d’admiration. Les pays nordiques cristallisent envies et frustrations dressant un miroir sur nos incertitudes et nos contradictions. A leur façon, ils incarnent la vieille tradition française des pays imaginaires magnifiée par les Lumières, allégories exotiques détournant notre regard pour mieux l’aiguiser, la philosophie en moins. Gagnant en force performative, le «nordique» est devenu une arme de séduction massive à destination des consommateurs (d’Ikea à Flying Tiger), des électeurs ou des investisseurs.

Trois périodes ont contribué particulièrement à cette «nordicisation» de la France. Les années 30 sont parsemées de multiples récits de voyage, en témoigne la description d'une entreprise suédoise idyllique par Serge de Chessin, attaché culturel français à Stockholm, en 1935. Des années 50 au milieu des années 70, la Suède concentre ensuite toutes les attentions : une trentaine de publications en français et une fascination pour la sensualité des films de Bergman - Un été avec Monika notamment. En 1969, Georges Pompidou dit vouloir offrir aux Français le modèle scandinave avec «le soleil en plus». Jacques Chaban-Delmas, conseillé par Jacques Delors, s'en inspire lui aussi pour son projet de «Nouvelle Société». L'arrivée en Scandinavie de gouvernements libéraux, contrariant une incroyable continuité sociale-démocrate, ainsi que la crise économique mettent fin à cette attractivité. En 2006, la publication par l'ancien ministre des Finances Mogens Lykketoft de l'ouvrage le Modèle danois : chronique d'une politique réussie préfacé par Michel Rocard entame le cycle danois que nous connaissons.

Un contexte favorable a facilité, au cours de ces trois périodes, la pénétration du fantasme nordique dans les foyers français. Elles sont tout d'abord toutes situées après une crise associant incertitude économique et fortes tensions sociales : banqueroute et faillite économique dans les années 30, reconstruction et inflation de l'après-guerre, et crise bancaire et financière de 2008. Le bien-vivre du Nord a d'autant plus constitué un contrepoint que les déprises y ont été plus rares et légèrement décalées dans le temps. Les pays nordiques ont d'autre part offert une troisième voie lorsque l'offre politique traditionnelle s'était essoufflée, constituant un outil de décalage stratégique vis-à-vis de propositions bien ancrées. En 1936, le Front populaire remporte les élections législatives avec une coalition réunissant socialistes, radicaux et communistes. Mobiliser les Scandinaves permet une mise à distance tout en rejetant les missives antisémites portées à Léon Blum. Après la Seconde Guerre mondiale, l'influence des Etats-Unis et de l'Union soviétique pèse sur une France plongée en pleine guerre froide. Dans un contexte post-68, la quête du meilleur des régimes conduit quelques socialistes refusant toute union avec les communistes à se revendiquer de la social-démocratie. Plus récemment, Emmanuel Macron a gagné sur fond d'érosion des partis traditionnels et de montée de l'extrême droite. Comment être «ni-ni» sans paraphraser Jean-Marie Le Pen et son «socialement de gauche, économiquement de droite» ? Ce péril des autoritarismes et des nationalismes constitue de facto le troisième terreau d'un désir de Nord plus démocratique. Le quatrième se compose d'un processus d'adaptation et de modernisation (parfois de recentralisation). Le «nordique» camoufle les conséquences de réformes controversées sous un horizon programmatique plus apaisé. La douce musique nordique d'égalité et de bonheur est avant tout une religion des lendemains incertains, mais elle ne sert que trop souvent en France un regain de conservatisme économique derrière l'illusion du changement. Le tropisme nordique détourne paradoxalement d'une réorientation disruptive de la société, voire d'une réponse proprement française aux enjeux de transition. Un manque de créativité d'autant plus grand que les voies nordiques sont citées trop grossièrement, sans prise en compte de leur évolution historique et de leur subtilité. Les inspirations qui sembleraient les plus intéressantes sont passées sous silence : confiance, cohésion, réelle transparence, décentralisation. Les dernières élections au Danemark et en Suède ont cependant montré que le modèle fantasmé pourrait bien s'éroder à nouveau. Jusqu'à quand ?

(1) Macron le Suédois, d'Alain Lefebvre, PUF, 2018.
(2) Terme intraduisible relevant un sentiment de bien-être, confort, sécurité dans un endroit familier.
(3) Président de l'Institut de recherche sur le bonheur de Copenhague.
(4) Heureux comme un Danois, de Malene Rydahl, Grasset, 2014.