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Interview

Mahmoud Hussein : «En renversant Moubarak, les Egyptiens n’ont pas changé le pouvoir, mais ils se sont transformés eux-mêmes»

Dans leur dernier ouvrage, le duo d’historiens «Mahmoud Hussein» explore l’histoire contemporaine de son pays, non comme la succession de régimes autocratiques mais à travers l’avènement d’un citoyen autonome et capable de soulèvements collectifs.
Le 10 février 2011, des Egyptiens manifestent place Tahrir, après le discours du président Moubarak. (Photo Alex Majoli. AP)
publié le 24 octobre 2018 à 19h46
(mis à jour le 24 octobre 2018 à 20h07)

Mahmoud Hussein (pseudonyme sous lequel écrivent Bahgat el-Nadi et Adel Rifaat) revendique dans son dernier essai, les Révoltés du Nil (Grasset), une nouvelle façon de raconter l'histoire contemporaine de l'Egypte. Pour eux, l'histoire moderne du pays est celle de l'arrachement progressif de l'individu à la pensée théologique et à la légitimité de la soumission. C'est l'histoire de la sécularisation des esprits, de l'affirmation progressive de l'autonomie de l'ici-bas par rapport à l'au-delà et de l'individu par rapport à la communauté, la conquête progressive du libre arbitre, l'exigence de citoyenneté… L'originalité de la démarche est qu'elle porte surtout sur les profils psychologiques, sur les schémas mentaux, sur l'individualité et la subjectivité naissantes des acteurs sociaux. Cette histoire, qui court jusqu'à aujourd'hui, se lit comme une saga. Et l'optimisme des deux auteurs est manifeste quand ils racontent la place Tahrir comme si elle était un personnage incarné dans cette histoire. Leur conclusion est tout aussi positive, Tahrir n'a pas échoué, car même si le régime d'Al-Sissi reste une dictature militaire, le peuple, lui, a profondément changé, et pour longtemps.

Pourquoi commencez-vous cette histoire de l’Egypte à la fin du XVIIIe siècle ?

Nous voulions raconter d'où venait la soumission, à quel point le citoyen égyptien d'aujourd'hui venait de très loin. A la fin du XVIIIe siècle, l'Egypte était une province de l'Empire ottoman, et la société égyptienne était figée, depuis de longs siècles, dans un Etat où la population était fragmentée, morcelée en une poussière de communautés centrées sur elles-mêmes, vivant en relative autarcie, impuissantes à penser le monde, et soumises à une forme de servage collectif à l'égard de l'Etat qu'incarnait le sultan. De plus, cet Etat était légitimé par ceux-là mêmes qui en étaient les victimes. Il était accepté, intériorisé, assumé, par les sujets du sultan, comme une chose allant de soi.

A quoi ressemble alors le paysage mental des gouvernés ?

Il est dominé par la toute présence de l'au-delà. La vie éternelle a primauté sur l'existence temporelle, l'ordre des choses ne fait que refléter la volonté divine. Dans ce cadre, le gouverné ne s'appartient pas. Il n'a pas de prise personnelle sur sa vie, son destin est scellé par un décret céleste. Quant à sa démarche terrestre, elle est commandée par le shaykh (le «père», «l'aîné», le «chef») de son village, de son quartier ou de son clan. Le gouverné n'existe pas comme acteur autonome. Entre sa soumission à Dieu et son obéissance à son shaykh, se situe l'allégeance inconditionnelle de chacun à l'imam de la communauté - sultan, pacha ou roi. Appelons-le «le prince». Le pouvoir du prince apparaît à ses sujets comme une émanation de la volonté divine. Si le prince est au pouvoir, c'est que Dieu l'y a mis. Nous sommes ici au cœur du dispositif du pouvoir sacral. Les gouvernés ne se révoltaient jamais contre ce pouvoir, jamais contre le prince, jamais contre l'ordre des choses existant. Ils se révoltaient parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement, dans des situations devenues intenables. Ils se révoltaient lorsque les gens marchaient nus dans les rues parce qu'ils n'avaient plus de quoi se vêtir, quand ils étaient réduits à manger des cadavres parce qu'ils n'avaient plus de quoi se nourrir. Et quand ils se révoltaient, ils vivaient leur propre révolte comme une aberration, comme un acte de désespoir, comme un péché que leur conscience réprouvait, alors même que la situation le rendait inévitable.

La première déchirure que vous décrivez, dans cet ordre des choses, est celle provoquée par l’expédition de Bonaparte…

Nous nous efforçons de saisir ce que cet événement a ébranlé dans la conscience populaire. C’est l’irruption de l’Autre, qui va lentement détraquer le bel ordonnancement de «l’ordre des choses». L’Egypte, terre d’islam régie par la loi de Dieu, se trouve tout à coup vaincue et gouvernée par une puissance qui ne reconnaît pas la loi de Dieu. Pourquoi Dieu a-t-il voulu cela ? Les événements terrestres ne peuvent que traduire un dessein divin. Mais avec la victoire des Français, ce dessein devient illisible. Quelle forme la soumission des Egyptiens au décret céleste peut-elle revêtir sous l’occupation française ? Jusque-là, cette soumission a consisté à obéir à ceux qui parlaient au nom de Dieu, dans une cité fondée sur sa loi. Désormais, il n’y a plus de continuité entre la volonté de Dieu et l’évidence du vécu. Il faut faire l’effort de retrouver Dieu par-delà un quotidien qui, sous certains rapports, semble se dérober à son pouvoir… Cette situation sans précédent va commencer à faire bouger les lignes entre les gouvernés, qui tendent à se révolter, et les gouvernants, qui recherchent plutôt des compromis. On note les premières fêlures de la doxa. Et surtout les oulémas, qui constituent l’élite intellectuelle de l’époque, commencent à se poser de terribles questions. Ils découvrent ce qui était pour eux inimaginable : une société peut vivre, penser, agir, sans se référer à Dieu. L’éternité ne se reflète plus d’elle-même dans le siècle. Ce qui fait éclore dans les consciences des doutes, des peurs, des hésitations d’une profondeur inconnue.

L’étape suivante que vous soulignez est la période du règne de Muhammad Ali

Muhammad Ali est un général de l'armée turque envoyée contre Bonaparte. Doué d'une intelligence supérieure, il saisit avant les autres la nouveauté de la situation créée par l'expédition française. Il va l'exploiter pour s'emparer du pouvoir de l'Etat et changer la structure même de la société. Devenu vice-roi en 1804 [jusqu'en 1849, ndlr], il fait deux constats. D'une part, la caste dirigeante est dépassée, et n'est plus apte à gouverner le pays, d'autre part, la révolte des sujets, relayée et canalisée par les oulémas et l'élite traditionnelle, est devenue une donnée politique nouvelle. Elle doit être prise en compte comme levier du changement que Muhammad Ali entreprend. Il a eu l'occasion d'observer de près les armées française et anglaise. Il a compris que leur supériorité sur les armées du sultan n'était pas fortuite. Que leur efficacité technique, et notamment militaire, découlait d'une certaine formation de l'esprit, fondée sur un usage prioritaire de la raison et d'une certaine organisation de la société, fondée sur la division du travail. Il s'est persuadé que de tels outils pouvaient être importés, pour permettre à l'Egypte de se moderniser. Son projet enfantera finalement une base sociale nouvelle qui, à son tour, va remettre en question la suprématie de l'Etat sur la société. En effet, pour mettre en place un Etat d'inspiration moderne, il va confier toutes les fonctions subalternes à des éléments recrutés dans les communautés traditionnelles et les initiés aux rudiments de la responsabilité individuelle. C'est ainsi qu'apparaît une catégorie sociale, proprement égyptienne, qui se détache du monde communautaire pour constituer le noyau d'une élite séculière.

Cette nouvelle donne fait apparaître de nouveaux individus…

Le fonctionnaire, civil ou militaire, le médecin, l’ingénieur ou l’avocat, le propriétaire d’une terre ou d’une manufacture vont apprendre à assumer une forme de présence personnelle au monde, ils émergent de la non-existence ontologique qui est le lot de la masse des sujets. Ils ne sont plus simplement «agis» par des forces qui les dépassent, ils font leurs premiers pas en tant qu’acteurs de leur propre vie. C’est une aventure exaltante et terrifiante à la fois. Ils s’éveillent à un monde où ils commencent à exister par eux-mêmes, mais dans un monde qui est sevré de cohérence, de globalité, bref, de la totalité indivise que lui proposait l’islam. C’est un premier frémissement d’autonomie subjective, dessinant une identité individuelle en creux. Ce nouveau statut introduit une distance nouvelle, une conditionnalité, une historicité, jusque-là inconnues, dans le rapport entre gouvernés et gouvernants. Sous la pression des événements, le sentiment traditionnel de dépendance de ces individus envers les gouvernants va peu à peu entrer en conflit avec une nouvelle aspiration à l’autonomie. Jusqu’à déboucher sur une contestation politique.

La partie sur Nasser est très surprenante. Celui qui a fait entrer l’Egypte sur la scène internationale est aussi celui qui a retardé ce processus d’émancipation…

Sous Nasser, les Egyptiens voient leur président défier les grandes puissances qui les ont longtemps humiliés dans le passé. Ils changent de statut moral, ils passent du statut de nation subalterne à celui de nation souveraine et influente dans le monde. Mais si ce «plus-être» les grandit en tant que membres de la nation égyptienne, ils sont dépossédés de toute capacité autonome d’action en tant que citoyens. Le raïs (président) cumule deux figures du sacré, celle du père, proche, palpable, familier et celle du chef de l’Etat, doté d’un pouvoir qui ressuscite celui des monarques couvés par Dieu. C’est cette double figure qui va se déchirer après la défaite de l’armée égyptienne face à Israël en 1967. Nasser présente alors sa démission, et c’est le peuple qui descend par millions dans les rues pour l’obliger à revenir. Ce jour-là, le 9 juin 1967, le peuple fait quelque chose d’immense sans même y penser. Il reprend l’exercice de la souveraineté nationale que Nasser lui interdisait jusque-là. Il ramène Nasser au pouvoir, tout en sachant qu’il est responsable de la défaite, mais en considérant qu’il est le seul à pouvoir organiser la résistance à l’occupant.

Une victoire bien ambiguë…

Tout à fait. Il faudra au peuple égyptien quatre décennies de plus pour obtenir une victoire dénuée d’ambiguïté. Comparons ces deux moments clés : en juin 1967, le peuple «se recompose» pour remettre Nasser au pouvoir. En février 2011, le peuple «se recompose» pour chasser Moubarak du pouvoir. En 1967, les forces vives du peuple retrouvent leur autonomie pour ressusciter le père. En 2011, elles acquièrent leur pleine autonomie pour congédier le père. Entre ces deux dates, les forces vives du peuple ont radicalement changé d’attitude vis-à-vis du pouvoir d’Etat. Elles ont aboli sa légitimité sacrale.

Aujourd’hui, peut-on faire un bilan aussi optimiste que le vôtre ?

Il serait absurde d’être optimiste à court terme. Mais ce n’est pas le propos de notre livre. Notre propos est de considérer l’histoire longue, de mesurer l’immense distance parcourue par le peuple égyptien, au cours des deux derniers siècles, en termes d’autonomie personnelle et collective. Nous appréhendons ainsi l’événement Tahrir comme le point d’orgue de la série de soulèvements qui, de la révolte contre l’expédition de Bonaparte jusqu’au renversement de Moubarak, ont jalonné l’entrée de l’Egypte dans la modernité. Comme l’avènement d’un nouvel acteur collectif sur la scène historique, une jeunesse anti-autoritaire qui a su mobiliser autour d’elle de vastes forces populaires et, pour la toute première fois, briser l’aura de légitimité dont se prévalaient les autocrates depuis des millénaires. En renversant Moubarak, les Egyptiens n’ont pas changé la nature du pouvoir, mais ils se sont transformés eux-mêmes. Ils se sont constitués en mandants des occupants du pouvoir. Il ne leur reste plus qu’à forcer ces derniers à se comporter en simples mandataires. Dans le long périple qu’ils ont entrepris depuis plus de deux siècles pour devenir eux-mêmes, ils ont déjà parcouru la plus grande partie du chemin.