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Chronique «La cité des livres»

Tout ce qu’«M» Jean-François Kahn

Chronique «La cité des livres»dossier
Ex-reporter, directeur et créateur de journaux, chroniqueur radio et polémiste, l’auteur, au lieu de faire disparaître une lettre à la façon de Perec, se concentre sur une seule, le «M» qui, selon lui, permet de tout dire.
Jean-François Kahn, en 2009 à Dijon. (Jeff Pachoud. AFP)
publié le 30 octobre 2018 à 17h06
(mis à jour le 30 octobre 2018 à 17h32)

Il y eut l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, le dictionnaire de Pierre Larousse, l'Os à moelle de Pierre Dac, et quelques autres synthèses du savoir humain : voici la «contre-encyclopédie» de Jean-François Kahn. Ou plutôt son premier fascicule. A Paris, dans son moulin de Bourgogne ou dans son loft marin de Granville - c'est un voisin de l'auteur de cette recension, ce qui l'incite à la bienveillance - Kahn pond, telle une reine des abeilles, les innombrables articles de son dictionnaire personnel, foisonnant, profond, loufoque, furibard ou sarcastique. Constatant au fil du labeur que la lettre «M», par l'effet d'une curiosité sémantique, permet d'aborder pratiquement tous les sujets, de «Marx» à «Mistinguett», de «Montesquieu» à «Mayol», du «Maréchal» à «Marcuse», de «Macias» à «Mozart», en passant par la mayonnaise, le matérialisme, la merguez ou le monothéisme, il publie le premier tome de l'opus, «M la Maudite», échantillon de 700 pages qui annonce l'ampleur de l'entreprise.

Communiste éphémère dans son jeune temps, enseignant pour un court moment, Kahn est surtout, et avant tout, journaliste. Reporter à Paris-Presse, à l'Express, à l'Obs, au Matin, directeur des Nouvelles Littéraires, créateur de deux journaux, l'Evénement et Marianne, chroniqueur radio, polémiste inépuisable, Kahn a tout écrit sur tout. Mais, à la différence de nombre de ses confrères, il a toujours travaillé ses sujets dans les livres, remontant aux sources, aux principes, à la philosophie qui permet de donner un cadre pérenne à l'analyse du moment. Au gré disparate des occurrences, M la Maudite livre une vision des nouvelles et du monde qui sous-tend ses prises de position sur la science, la musique, la gastronomie, la chanson populaire, la philosophie de l'Histoire ou la vie politique. Jean-François Kahn défend un centrisme intégral, populaire, progressiste, qui tient à distance les deux extrêmes, bien différent, néanmoins, du macronisme élitiste au pouvoir.

Il y a d'abord ce plaidoyer cultivé, érudit, même, pour une culture populaire, qu'on retrouve dans les articles consacrés à l'opéra, à la peinture ou à la chanson, qui est le contraire d'un abaissement. Hugolien s'il en est, Kahn montre, à l'article «Misérables», comment ce roman populaire par excellence, qui met en scène des figures désormais éternelles, Cosette, Jean Valjean ou Javert, brise en même temps tous les canons du genre inauguré par Eugène Sue, par un art de la digression extrême. Parce que Thénardier a combattu à Waterloo, Hugo reconstitue sur plus de cent pages, en poète historien, la dernière bataille de Napoléon. Parce que certains révoltés, autour de Gavroche, se réclament du socialisme, il jette le lecteur dans une longue réflexion sur la doctrine de Marx et de Pierre Leroux, interrompant le récit, contre toutes les règles, par une plongée pédagogique dans l'idéologie montante du début du XIXe siècle. Roman haletant quoique baroque dans son intrigue et invraisemblable dans ses péripéties, les Misérables mettent la littérature au service de l'éducation populaire, tout en explorant les ressources d'une forme libre et novatrice.

Il en va ainsi du Déjeuner sur l’herbe de Manet, qui heurte les tabous de la bonne société en juxtaposant deux nus féminins et des hommes habillés, suggérant la liberté des mœurs dont l’envol va desserrer le carcan de la morale bourgeoise. Ou encore de Meyerbeer, star opportuniste de l’opéra populaire, qui réunit un public immense tout en annonçant, par ses écarts harmoniques, Wagner et les novations du «fleuve musical» qui ont révolutionné l’art lyrique. Centrisme théorisé encore par le rappel des leçons de la science, qui n’est pas dialectique, à la différence du marxisme, mais procède par percées successives à partir d’un schéma initial, dont les structures logiques se répètent et s’adaptent au fur et à mesure que progresse la connaissance. Une leçon qui s’applique à la politique : non, l’histoire des hommes dans la cité ne se ramène pas à celle de la lutte des classes, mais au réarrangement perpétuel de structures déjà existantes, religieuses, idéologiques, économiques et sociales. Ceux qui ignorent cette loi du devenir engendrent de grandes catastrophes.

Ainsi, à l’article «Mai 1793», Kahn rappelle l’assaut des sections jacobines contre l’Assemblée, qui substitue au pouvoir légitime des élus, portés vers le centrisme et la monarchie constitutionnelle, la dictature de la minorité extrémiste parisienne et qui jette le pays dans la guerre civile. Jean-François Kahn rejette tout autant l’extrémisme symétrique, celui des partisans de la Monarchie absolue, dont l’article «Marie-Antoinette» souligne l’action délétère, qui préfère la lutte à mort contre les fanatiques de l’autre bord au compromis entre le roi et le peuple. Le même schéma, dit Kahn, celui de l’affrontement sans merci, sous-tend les excès de l’extrême gauche en 1848, en 1871 ou en 1917, qui déclenche de la même manière la guerre civile et la répression menées par un parti extrême, bourgeois pendant les journées de Juin ou la Commune, bolchevik pendant la révolution d’Octobre. Centrisme progressiste néanmoins : Kahn se maintient dans une position idéologique centrale fondée sur sa conception du devenir historique, réinvention de formes préexistantes.

Mais, peut-être à son propre insu, il tombe toujours à gauche quand il s’agit de réfuter Maurras ou de fustiger les factieux de l’Algérie française (article «Massu»). Républicain, il n’a pas de mots assez durs pour les traditions droitières qui font passer les principes de liberté et d’égalité après la défense acharnée de l’identité. Réformiste, il ne perd pas une occasion de stigmatiser les fautes des socialistes, qui forment le courant voisin du républicanisme, qu’il voit sans doute comme des concurrents à discréditer. Mais c’est pour déplorer une «trahison» des idéaux initiaux. Autrement dit Kahn le centriste plaide en creux, peut-être inconsciemment, pour un socialisme authentique et démocratique, ouvert et humaniste. Mais il s’abstient de le dire.

A l’article «Marianne», il parle de la République et cite seulement, discrètement, en fin de paragraphe, le journal qu’il a fondé. Journal de gauche, en fait, quoique masqué par le drapeau du centrisme polémique. Peut-être ce silence est-il celui de l’inquiétude, quand le même journal prend maintenant le chemin d’un souverainiste conservateur et anti-européen, à rebours de Victor Hugo… et de Jean-François Kahn, dont le message se trouve désormais non dans un journal, mais dans cette «contre-encyclopédie» inclassable, brillante et baroque.