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Libération
Chronique «écritures»

Les morts sont tous un peu les nôtres

Le cimetière de Loyasse, à Lyon, le 7 décembre 2006. (Image d'illustration) (Jeff Pachoud - AFP)
publié le 2 novembre 2018 à 19h16

Vendredi, c'était le jour des Défunts, à ne pas confondre avec la Toussaint. Le 2 novembre, on célèbre les morts ordinaires, les vôtres, les miens, tandis que la veille ce sont les morts exemplaires, les saints chrétiens embrochés sur le gril, percés de flèches ou dévorés par les lions. Le jour encore avant, on a fêté Halloween et la mort païenne, celle qui fait rire et pas peur parce qu'on n'en voit que le masque. A la Toussaint, les chrysanthèmes qui couvraient les trottoirs depuis un mois sont déposés sur les tombes, on croise des gens avec des arrosoirs ou des petits râteaux qui grattent l'humus pour y planter de la bruyère, les morts nourrissent la terre, le don de vivre passe dans les fleurs. Le visage des visiteurs est triste mais pas forcément, car les bonnes années, quand le jour férié tombe bien, ça leur fait un pont ; grâce aux morts, ils peuvent vivre un peu plus, le repos éternel leur donne deux jours de congé. C'est beau, l'idée d'un pont entre les vivants et les morts, qu'empruntent le souvenir et la reconnaissance.  Cela dit, on ne regrette pas toujours les morts - je ne vous ferai pas la liste de ceux dont je me passe très bien, vous avez sûrement la vôtre. Un jour, je me promenais avec ma fille au cimetière marin de Sète, celui qu'a chanté Paul Valéry, elle avait 8 ans et elle lisait les inscriptions sur les pierres tombales tout en ramassant des coquilles d'escargot vides comme des mini-crânes : «A mon adorée». «A toi que j'ai tant aimé». «Dans nos cœurs à jamais tu demeures». «Regrets éternels». «Nous ne t'oublierons pas». «Le temps passe, le souvenir reste», etc. A un moment, elle s'est arrêtée, l'air perplexe, et elle m'a dit : «Maman, y'a un truc que je comprends pas : on les met où, les méchants ?» Oui, les mots pour les morts sont parfois hypocrites, du jour au lendemain le lexique se réduit aux sentiments les meilleurs, efface les défauts, les rancœurs, par définition tous les morts sont bons. On ne saurait blâmer l'amnésie des cimetières, elle adoucit la vie. Enfin, on s'est quand même amusées à inventer d'autres épitaphes : «Bon débarras», «Je t'oublie», «Ouf !». On a bien ri. Moi-même, j'habite en face d'un cimetière. J'aime bien. Quand j'ai pendu ma crémaillère, j'ai dit à tous mes invités : «Venez me voir dans ma dernière demeure.» On a bu, on a dansé, c'était aussi mon anniversaire, je suis née début novembre. Chaque année, on fête donc ma naissance en même temps que les morts. Il n'y a rien là de contradictoire -  on dit bien «la fête des morts». Ça se fête, les morts, tout autant que les vivants, ça va ensemble - happy birth-death to you. Le reste du temps, chez moi, quand je n'écris pas, ou plutôt quand j'écris sur le carreau de ma fenêtre, je regarde les tombes au milieu des feuilles, l'effet en est très apaisant, il m'aide à me remettre au travail. Et puis, si j'en ai assez, je n'ai qu'à traverser la rue, comme dirait l'autre, et je suis en retraite.

C'est une sorte de ville, un cimetière, il a ses rues, ses secrets, ses adresses où loge «un peuple vague aux racines des arbres». Comme Paris, il mêle pauvres et riches, inconnus et célébrités, mais il y a plus de mixité sociale chez les morts. Fidèle à l'esprit du quartier, où des immeubles haussmanniens côtoient des HLM, le cimetière fait voisiner un mausolée pompeux, une sculpture altière et une pierre nue. Enfin, j'ai une passion pour les cimetières, mais gaie. Partout où je vais, j'en visite. Je fais du tourisme funéraire comme on va voir des amis. L'automne dernier, par exemple, à Moscou, j'ai vu la tombe d'Anton Tchekhov, très simple, presque rien. Juste à côté trônait une immense statue d'un général soviétique en train de téléphoner - il avait l'air malin avec son combiné à la main et ses quatre mètres de haut quand plus personne ne sait qui c'est ! Un peu partout il y a des petits bancs où s'asseoir s'il n'a pas trop neigé, où partager le froid, le silence, la douceur ou la douleur. Mes morts à moi sont loin d'ici, dans un cimetière au milieu des vignes, je n'y vais pas souvent, même pour la Toussaint, mais ça ne fait rien : quand je regarde par la fenêtre, les morts sont tous un peu les miens. Je pense à tous les morts qui n'ont pas eu de vie, ou si peu, ou si mal, à tous les défunts qui ne voulaient pas finir, et surtout pas comme ça. Je pense à Charlie, je pense au Bataclan, je pense aux morts de toutes les guerres, aux affamés, aux assassinés, aux enfants dont le cimetière est la mer. Je pense à la vie.

PS : Merci au poète Paul Valéry.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.