Menu
Libération
Enquête

Brit Bennett : «J’en ai marre de parler de racisme»

La jeune romancière s’est fait connaître par un article dénonçant l’antiracisme consensuel et inoffensif. Avec son essai «Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs», elle s’impose comme l’une des nouvelles voix afro-féministes américaines.
Brit Bennett, lors du festival America 2018 (Vincennes). (Photo Bruno Charoy. Pasco )
publié le 4 novembre 2018 à 18h26
(mis à jour le 4 novembre 2018 à 18h35)

Assise dans un austère salon de la mairie de Vincennes, Brit Bennett, invitée par le festival America, paraît d'abord timide, les yeux pudiquement baissés, les mains sagement posées sur ses jambes. La romancière de 28 ans est pourtant en colère, et c'est de cette exaspération qu'est né l'essai qui l'a propulsée espoir parmi les espoirs de la galaxie des auteurs afro-américains contemporains qui analysent les discriminations raciales. En 2014, elle publie un billet de blog intitulé «Je ne sais pas quoi faire des gentils Blancs», un texte qui fustige l'antiracisme consensuel et inoffensif de certains de ses proches, écrit en quelques heures seulement après avoir appris l'abandon des charges contre l'officier responsable de la mort du Noir américain Eric Garner. Abandon de charges qui s'ajoutait à l'acquittement du policier responsable de la mort de Trayvon Martin. Qui s'ajoutait à l'acquittement du policier responsable de la mort de Michael Brown. «J'ai mémorisé une litanie de noms, un défilé sans fin de jeunes gens noirs», écrit-elle dans le New Yorker. L'article fait le tour des réseaux sociaux, est lu dans le monde entier, devient un livre (paru aux éditions Autrement au printemps). Il lui permet, deux ans plus tard, de publier le Cœur battant de nos mères (éd. Autrement, 2017), un roman sur lequel elle travaillait en cours de creative writing depuis plusieurs années.

«Après ça, raconte-t-elle, j'ai commencé à recevoir des appels de rédacteurs en chef à chaque fois qu'un Noir se faisait tuer.» Elle décline des propositions de contributions dans les revues les plus prestigieuses : «Je n'avais pas envie de devenir le genre de personnes qu'on appelle non pas pour la qualité de ses écrits, mais pour la rapidité de sa réaction.» Lorsqu'elle accepte - rarement -, elle choisit de se pencher sur un racisme moins tapageur que celui de Trump. L'eau, par exemple, symbole des «tensions raciales» pendant la ségrégation. Les Noirs avaient, dans certains Etats, l'interdiction de se baigner dans les mêmes piscines municipales que les Blancs. Elle écrit : «L'eau me touche, puis elle te touche, et se mélanger, c'est être infecté.»

Régulièrement, elle est comparée à Toni Morrison, qui a été sa première lecture «importante». «J'ai lu l'Œil le plus bleu sans doute beaucoup trop jeune, puis je l'ai relu, et je l'ai adoré. C'est un compliment, forcément, elle est le meilleur auteur américain vivant. On parle souvent de la beauté dans l'œuvre de Morrison, mais moi, c'est l'étrangeté que j'aime chez elle.» Sans doute est-ce la même étrangeté qu'elle loue chez la musicienne Janelle Monáe, à laquelle elle a consacré un texte publié par The Oxford American.Elle s'y dit captivée par son univers au style «radical», à la fois futuriste et gender fluid, qui se sert de la mode comme d'un instrument de «résistance politique». Peut-être retrouvait-elle le même talent chez Kanye West, son «rappeur préféré» avant qu'il ne dérive vers un «délire trumpiste bizarre». Depuis, elle n'arrive plus à l'écouter. C'est Blonde, le dernier album du soulman visionnaire Frank Ocean, qui l'a «accompagnée sur de nombreuses versions de [son] premier roman».

Elle étonne par sa précocité. L’un de ses articles rappelle que l’innocence est un privilège réservé aux enfants blancs. Sa mère, qui a grandi dans une Louisiane régie par les lois Jim Crow, lui racontait que, petite, elle devait mesurer sa taille de pieds avec une ficelle car les Noirs n’avaient pas le droit d’essayer des chaussures que les Blancs porteraient ensuite. Son père est originaire d’un ghetto noir du sud de Los Angeles. Sa ségrégation à lui était spatiale, mentale. Il est né en 1937.

Un jour, un jeune homme lui a parlé de cette époque-là comme du «bon vieux temps». Brit Bennett rit à gorge déployée en imaginant qu'on puisse penser aux années 30 avec nostalgie : «Le bon vieux temps pour qui, sérieux, à part les hommes blancs hétérosexuels qui, eux, avaient tous les droits ?» Elle rit encore.

En juillet 2013, le policier coupable du meurtre de Trayvon Martin est acquitté. «Rétrospectivement, cet été apparaît comme le début de ce qui allait devenir le mouvement Black Lives Matter», écrit Brit Bennett deux ans plus tard. «Si on se projette dans l'avenir, Une colère noire, le livre de Ta-Nehisi Coates publié en 2015, est un livre crucial de ce réveil générationnel», poursuit-elle. Ses textes et ceux de Ta-Nehisi Coates sont jumelés : un langage commun, un champ d'étude partagé, une belle écriture. Mais Coates parle de chez les hommes. Il décrit le processus de désincarnation qu'inflige le racisme au corps des hommes noirs, perçu comme hostile pour ce qu'il est, et non pour ce qu'il fait. Brit Bennett, quant à elle, estime surtout être une auteure féministe avant d'être une essayiste engagée. «Au sens le plus basique du terme : oui, les femmes sont des personnes qui comptent. Je parle de femmes dont la vie est intéressante, qui font des choix tout aussi intéressants, et je crois que ça, c'est féministe.» Silence. Elle réfléchit, nuance. «En fait, je suis mitigée. Je ne me définis pas comme une auteure politique, mais en tant qu'écrivaine, je pense que cela fait partie de mes responsabilités de parler du moment que nous traversons, et de faire en sorte que les gens n'oublient pas.»Elle raconte, effarée, cette Amérique trumpiste qui «enferme des enfants» et décrit le Président comme «un vieil homme qui regarde le monde à travers un écran de télévision. C'est comme ça qu'il gouverne. Il regarde à la télévision ces vieilles séries des années 50, comme I Love Lucy, figées dans le temps. Il fait partie de ces gens qui se disent qu'à l'époque c'était vraiment comme ça, et qui sont nostalgiques d'un temps qui n'a jamais existé.»

Dans le discours de Brit Bennett, la lassitude affleure. «La principale fonction du racisme est de distraire. Cela me fait perdre du temps et de l'énergie, j'ai d'autres choses à faire que de convaincre des fanatiques que les Noirs et les Blancs sont égaux.» Elle travaille sur son prochain roman dans un café proche de son appartement de Los Angeles, a quitté Oceanside, la ville où elle a grandi, étrange cité côtière qui accueille un immense camp de marines et sert de décor au Cœur battant de nos mères. Tous les matins, elle s'accorde une heure pour écrire avant d'aller sur Internet. Veut se maintenir informée, mais à distance du torrent «grossier» de l'information et des réseaux sociaux. Rester concentrée sur ce qui l'intéresse. En ce moment, c'est le patriotisme. Elle s'interroge, fausse ingénue : «Pourquoi ne demande-t-on pas aux auteurs blancs de questionner le concept de race ? Eux aussi en font l'expérience, eux aussi sont racisés. J'en ai marre de parler de racisme. Ça m'ennuie.»