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Libération
Chronique «Médiatiques»

Une jambe dans les années 30

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Même s’il y a des points communs entre les deux périodes, la comparaison avec les années 30 ne décrit qu’une partie de cette nouvelle ère qui s’ouvre en compagnie de Trump, Bolsonaro, Salvini et tous les autres.
Le ministre italien de l'Intérieur Matteo Salvini (D) serre la main du Premier ministre hongrois à Milan le 28 août 2018 (Photo MARCO BERTORELLO. AFP)
publié le 4 novembre 2018 à 18h26
(mis à jour le 4 novembre 2018 à 18h46)

C'était un parfait bon client, Jair Bolsonaro. Un parfait bon client pour les émissions d'info-divertissement brésiliennes. Par exemple, l'émission Custe o que custar («quoi qu'il en coûte»). Sur commande, il avait toujours en réserve une énormité raciste ou homophobe sur le bon vieux temps de la dictature et des tortionnaires, sur la prochaine expulsion de tous les gauchistes, sur le «kit gay» (un album de Titeuf) visant à pervertir les enfants des écoles, sur Lula le corrompu. Ainsi, d'énormité en énormité, le député de second ordre Bolsonaro s'est-il construit une notoriété. Ainsi sa haïssable figure est-elle devenue familière aux Brésiliens. Ça ne vous rappelle rien ? Mais si bien entendu. Un peu plus au nord, l'occupant actuel de la Maison Blanche…

Monica Iozzi, jeune journaliste brésilienne, travaillait pour Custe o que custar. Elle adorait interviewer Bolsonaro. Au lendemain de son élection, elle s'est publiquement mordu les doigts, dans une vidéo largement partagée sur les réseaux sociaux. Personne ne lui demandait rien. Elle a fait son mea culpa toute seule. Elle a expliqué qu'elle croyait montrer un monstre aux Brésiliens. Un monstre de bêtise, un sac à énormités. «J'ai interviewé Bolsonaro dans l'émission pour montrer qu'il était d'une incompétence effrayante. Et ensuite en raison de son discours de haine très fort depuis de nombreuses années. […]. On montrait Bolsonaro pour que les gens voient le niveau médiocre des parlementaires qu'ils étaient en train d'élire, se disent, "mon Dieu, comment est-ce possible qu'un tel individu soit élu et nous représente", pour mieux le dénoncer. On n'aurait jamais imaginé que tant de personnes s'identifieraient avec son discours.»

Et peut-être les spectateurs de Custe o que custar, en effet, ont-ils vu en lui un monstre. Ce sont des Brésiliens intelligents, qui ont voté Bolsonaro. C'est la bourgeoisie cultivée, dont nombre d'anciens électeurs de Lula et Dilma Rousseff. Mais ils ont tout de même voté pour le monstre. Reste donc à comprendre l'itinéraire entre la répulsion et le désir. Il est sans doute plus court qu'on ne le croit. On trouverait bien des exemples en France, de ces carrières politiques construites sur des dénonciations promotionnelles. Ils sont plusieurs bons clients, que se partagent les émissions d'info-rigolade, au carrefour de la politique et de l'énormité. Plus c'est énorme, plus c'est désirable. Ainsi s'explique la fortune médiatique, hier, d'une Rachida Dati ou d'une Nadine Morano (comme d'ailleurs, avant son accession au pouvoir, de Sarkozy lui-même). Puis d'un Robert Ménard, d'un Gilbert Collard, d'un Eric Zemmour. Tiens, Zemmour. En voilà un qui ferait un formidable président. Qui se comprendrait tout de suite avec Trump et Bolsonaro. Zemmour président en 2022. Ça paraît absurde ? Mais Trump, ça ne paraissait pas absurde ? Combien de ces montreurs d'ours, chez nous, se mordent les doigts, ou devraient se les mordre ?

Pour autant, la promotion de ces figures, par les efforts conjugués du système médiatique et des réseaux sociaux, nous ramène-t-elle «dans les années 30», comme le soutient, en France, Emmanuel Macron, dans sa pré-campagne européenne ?

Convenons-en : de Salvini en Bolsonaro, de Brexit en Aquarius, le spectacle ressemble aux années 30, a le goût des années 30, sonne furieusement années 30. Mais au-delà des simples réminiscences, hors champ, les différences sont nombreuses. Par exemple, aucun Etat européen n'exprime aujourd'hui de revendications territoriales sur un autre Etat, ni d'ailleurs de revendications coloniales. Ni Orbán ni Salvini ne sont en train d'armer clandestinement. Aucun peuple européen n'est rongé par un désir de revanche, comme les Allemands après le traité de Versailles. S'il faut en trouver un, le point commun de 2018 avec les années 30 - il est vrai qu'il est large -, c'est la situation de basculement dans l'inédit et, par définition, «l'inimaginé».

Prenons l'antisémitisme. Douze morts dans une synagogue américaine, à quelques jours du 80e anniversaire de la Nuit de cristal, voilà bien le retour des années 30, n'est-ce pas ? Mais l'antisémitisme mutant de 2018 n'a rien à voir avec celui des années 30. Quand le président des Etats-Unis, dont la fille est convertie au judaïsme, dont les petits-enfants sont juifs, reprend dans ses tweets des sous-entendus antisémites sur Soros ou sur le financement par des ONG juives des caravanes de migrants d'Amérique centrale, il a une jambe dans les années 30, et une jambe dans l'inimaginé. On est dans des années 30 revisitées aux gueuleries de plateau, aux provocations jetables des émissions de Pascal Praud. On dirait que les années 30 ont bavé, comme un élève qui, au coloriage, peinerait à respecter les tracés. Elles sont moins nettes. Elles débordent. Comme disait (à peu près) Socrate, on ne connaît qu'une chose : notre difficulté à nommer le monde dans lequel nous basculons. C'est un début, il est vrai.