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Libération
Interview

14-18 : «Les ruines étaient décrites comme des corps blessés»

1918, cent ans aprèsdossier
Maisons éventrées, squelettes d’églises… Les photos des destructions et leurs légendes, non censurées, ont largement été diffusées pour illustrer la souffrance du front. Dans ces zones, la vie a mis de longues années à reprendre son cours.
A Bezonvaux, commune proche de Verdun, en 1917. (Photo Suddeutsche Zeitung. Rue des Archives)
publié le 7 novembre 2018 à 20h06

Les travaux d'Emmanuelle Danchin, docteure en histoire contemporaine et chercheuse associée au Sirice, portent essentiellement sur les ruines de guerre et leurs spécificités. Dans son ouvrage les Temps des ruines, 1914-1921, (Presses universitaires de Rennes), elle donne toute la mesure des destructions de la Première Guerre mondiale. Un paysage à la Mad Max où ne restent que des barbelés, des chevaux errants, des cadavres et du matériel militaire, dont des explosifs. Les habitants de ces fameuses «zones rouges» vont vivre dans des baraquements, du provisoire qui durera parfois longtemps. La vie normale ne reprendra qu'à la fin des années 30, donc juste avant la Seconde Guerre mondiale…

Quelle est la géographie des destructions de la Grande Guerre dans le Nord Est ?

Une carte des destructions a été réalisée en 1919 par le génie rural, et présente un zonage en couleurs établi selon le degré de destruction : en rouge, les zones impossibles à cultiver et où un retour des populations n’était pas envisageable. Les obus, les substances toxiques avaient littéralement bouleversé l’humus, pollué les sols.

Pendant la Grande Guerre, le front s’étendit sur près de 700 kilomètres, de la mer du Nord aux Vosges, et concerna dix départements. Les destructions furent le résultat de longues années de combats durant lesquelles des villes, des villages, des terres agricoles, des espaces forestiers et des installations industrielles se sont trouvés pris entre deux feux. Et en 1918, quand les combats s’achevèrent, on réintégra dans le territoire national les départements d’Alsace-Moselle qui avaient aussi été dévastés.

Il y a un ruban de terre (zones rouges), où le taux de destruction dépasse les 80 %. Les infrastructures routières, ferroviaires et industrielles, les ponts, les canaux, sont généralement détruits, certains villages rasés. Des communes très touchées furent adoptées par des communes de l’arrière ou étrangères. La solidarité des communes marraines s’exerça sous la forme de dons en nature, en argent, par l’achat de matériel ou par financement de travaux. Ces «adoptions» permirent de répondre aux premières urgences. Ces liens ne semblent pas avoir perduré dans le temps.

Comment ces destructions ont-elles été médiatisées à l’époque ?

Par le biais des cartes postales, de la photographie et de la presse écrite. Ce sujet n'était pas censuré. Selon la légende apposée, les ruines pouvaient documenter ou dénoncer les destructions de l'ennemi, qualifié parfois de «barbare». Elles permirent de parler de la souffrance sur le front en décrivant les ruines comme des corps blessés, avec des légendes évoquant les maisons éventrées, les moignons de cheminées, les squelettes d'églises. Le Service photographique de l'armée française se chargea de son côté d'enregistrer les dévastations. Ces vues de ruines furent mises en albums «pour la mémoire de la France» et à disposition de la presse étrangère. On a eu la même production côté allemand. Les mêmes types de vues furent utilisés, mais pour dénoncer les destructions françaises et anglaises. Ce fut aussi une guerre des images.

Les images de la destruction de Lens furent très médiatisées…

Lens fut détruite à 90 %, mais pas par les Allemands. La ville occupée dès octobre 1914 sera libérée par les Alliés le 3 octobre 1918. Mais reconquise maison par maison, elle fut réduite à l’état de ruines par l’artillerie. Ces destructions firent l’objet de nombreuses cartes postales montrant des quartiers de la ville à terre.

Mais il y a aussi eu des destructions qui visaient à ruiner le moral de l’ennemi…

Certaines destructions se justifient d’un point de vue stratégique et tactique. Un village ou une ferme peuvent être des obstacles à l’avancée. Un clocher, un beffroi sont des repères pour régler les tirs d’artillerie, parfois des éléments pouvant abriter des postes télégraphiques, d’observation… Détruire les ponts permet de gêner le déplacement des armées.

En effet, certaines destructions, lors du retrait de la ligne Siegfried, en 1917, eurent pour objectif de pratiquer une politique de "terre brûlée", en démantelant méthodiquement les machines, les poteaux électriques, en abattant les arbres fruitiers, les clochers, en minant les maisons… C'est dans ce contexte que se produisit la destruction du château de Coucy. Le village de Coucy était aux mains des Allemands depuis septembre 1914. A partir de 1916, les conditions d'occupation se durcirent et le retrait s'organisa. Le prince Rupprecht de Bavière avait bien demandé à l'état-major de préserver le donjon du château, mais celui-ci fut dynamité en 1917. Cela a entraîné la destruction de l'un des plus grands sites médiévaux, qui présentait non seulement un intérêt historique mais aussi un attrait touristique. Certains historiens d'art, comme Emile Mâle, allèrent jusqu'à qualifier cet acte d'«atrocité culturelle». Immédiatement, le classement du village comme «ruines historiques» fut demandé. La reconstruction du donjon, trop onéreuse, ne se fera pas.

Et la cathédrale de Reims ?

La cathédrale de Reims fut le premier exemple français de bombardement dénoncé de façon virulente pendant plusieurs semaines dans la presse. Elle incarnait l'atteinte au patrimoine national, c'était la cathédrale des sacres des rois de France, un chef-d'œuvre de l'art gothique. Le bombardement eut lieu le 19 septembre 1914. L'incendie qui en résulta couva jusque tard dans la nuit. Le gouvernement annonça immédiatement la destruction de la cathédrale et de la ville, ce qui n'était pas le cas, et la presse relaya l'information. Il y eut une instrumentalisation des vues de Reims en ruines. Les cartes postales de la cathédrale incendiée furent massivement diffusées et eurent forcément un impact très fort. La cathédrale constitua une sorte de modèle, qui ouvrit la voie à d'autres accusations de «crimes contre le patrimoine».

Après 1918, combien de temps les habitants vont-ils rester dans ces régions encore marquées par les dévastations ? Vous parlez du «Temps des ruines» de 1914 à 1921…

J’ai choisi d’arrêter mon ouvrage en 1921, au moment où les images de ruines publiées dans la presse et en cartes postales s’effacent progressivement pour laisser la place à celles qui valorisent la reconstruction. Il faut tenter d’imaginer l’état du front en 1918. L’offensive allemande de février et la contre-offensive alliée ont provoqué de nouvelles destructions. On trouve dans ces zones des trous d’obus, des arbres morts, des réseaux de tranchées plus ou moins bétonnés sillonnés de réseaux de fil de fer barbelé, des restes de munitions explosées ou non, des rails, des véhicules… Les routes et les ponts sont partiellement détruits et l’accès reste donc difficile, voire impossible.

Comment redonner vie à ces territoires ?

Le Service de travaux des premières urgences, créé en 1918, dut assurer la remise en culture immédiate des terres qui pouvaient l’être, la remise en état des sols et des voies de communication, les réparations sommaires des maisons et la construction d’abris provisoires.

De nombreux baraquements sont alors construits ?

Ces habitats provisoires de type Adrian ou Nissen, en bois ou en tôle, faciles à monter, étaient à usage administratif (mairie, école…) ou à destination des familles. Quelques-uns ont subsisté : sur la route d'Ypres à Bruges on trouve, par exemple, un baraquement de ce type, occupé par un vieux monsieur qui y est né dans les années 20 et qui l'occupe encore. Des familles vécurent aussi un temps dans les ruines de leur maison. D'autres encore reconstruisirent leur demeure avec des matériaux de réemploi. Les gravats étaient triés, les éléments réutilisables mis de côté ; on manquait alors cruellement de matériaux et de main-d'œuvre. Un roman de Roland Dorgelès décrit très bien ces années d'après-guerre : le Réveil des morts. Il raconte l'histoire d'un jeune architecte parisien envoyé dans l'Aisne pour superviser la reconstruction d'un village détruit.

La reconstruction ne s’improvise pas en 1918 mais se prépare depuis longtemps…

Concernant les monuments civils et religieux, le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts avait demandé dès septembre 1914 que des enquêtes soient menées dans les zones accessibles, pour faire un premier bilan des bâtiments classés. Comme la guerre se prolongea, les enquêtes furent ensuite élargies aux bâtiments non classés. On eut donc très tôt un état partiel des destructions patrimoniales. Dès 1915, on envisagea de sélectionner pour l’après-guerre des éléments paysagers (bois, tranchées, champs de bataille), du bâti civil (villages rasés, quartiers de villes anéanties, fermes) ou militaires (abris bétonnés, observatoires, forts), caractéristiques d’un conflit dont on commençait à peine à mesurer les effets destructeurs.

Quand les habitants de ces régions reprennent-ils une vie presque normale ?

On pourrait dire 1926, quand le ministère des Régions libérées, chargé de la reconstruction, de l’aide aux sinistrés, du relèvement de l’habitat et de la restauration agricole, commerciale et industrielle disparaît et quand les premières coopératives de reconstruction sont liquidées. Mais on s’aperçoit que dans les régions les plus touchées, la vie n’a pas encore repris son cours à cette période-là. On pourrait aussi choisir le début des années 30, quand les monuments significatifs, comme le beffroi d’Arras, la cathédrale de Verdun ou celle de Reims furent restaurés. Mais globalement, on peut estimer que la reconstruction fut terminée juste avant la Seconde Guerre mondiale.

Est-ce que ces territoires sont différents du reste de la France encore aujourd’hui ?

Quand on visite ces régions, on comprend qu'une mémoire locale très forte coexiste avec une mémoire nationale. Cette mémoire locale n'est pas seulement liée au tourisme de mémoire qui s'y est développé. On y sent une vraie spécificité. Le rapport des habitants à la guerre de 1914 n'est pas le même que dans le reste de la France. Autour de Verdun, en zone rouge, neuf villages détruits ont été maintenus à l'état de ruines. Les civils n'ont pas pu s'y réinstaller. Cependant, depuis 1919, ils ont conservé une commission municipale et des maires (lire Libération de lundi). Par ailleurs, depuis le milieu des années 20, chaque village continue de célébrer sa fête patronale. Les descendants des habitants de ces villages continuent d'y venir chaque année.