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Libération
Chronique «Philosophiques»

Une voix qui ne se tait pas

Les convictions sont-elles si fragiles qu’elles doivent être protégées des critiques ? Deux décisions, de l’ONU et de la Cour européenne des droits de l’homme, viennent conforter les exigences des fondamentalistes religieux.
Asia Bibi et des membres de sa famille, une photo non datée. (REUTERS)
publié le 14 novembre 2018 à 18h56
(mis à jour le 14 novembre 2018 à 19h05)

Trois ans après les attentats qui ensanglantèrent Paris, au nom de la guerre sainte contre l’Occident dévoyé faisant suite aux tueries de janvier 2015 qui visaient une liberté d’expression intraitable face à des revendications de «respect» de croyances religieuses, puis spécifiquement les juifs, enfin des représentants de la République laïque en la personne des gardiens de la paix assassinés ces jours-là, force est de constater que les exigences, plus ou moins démesurées, des fondamentalistes religieux n’ont pas désarmé ici ou là. Et que, portées devant les tribunaux, elles semblent en passe de dicter une norme de conduite, avec l’appui d’instances telles que la Commission des droits de l’homme de l’ONU ou même de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Ainsi cette commission de l'ONU - qui ne s'était pas officiellement positionnée sur la condamnation à mort en 2010 de la Pakistanaise Asia Bibi pour «blasphème» (1) après une dispute avec une musulmane au sujet d'un verre d'eau - vient-elle de chapitrer la France dans l'affaire de la crèche Baby-Loup (2), et de signifier sa condamnation de la loi qui proscrit le port de la burqa dans l'espace public. Notons que l'ONU place sur ce dernier point l'enjeu sur le terrain religieux, alors que la loi adoptée en France ne l'y situe pas.

En tant que telles, c’est-à-dire quant à leurs contenus spécifiques, les convictions (le créationnisme, mettons) doivent-elles bénéficier d’une «protection», ou est-ce la liberté d’en avoir - et d’en changer, voire de s’abstenir d’en avoir - qui doit être garantie ?

En outre, une critique, même virulente ou excessive, jouirait-elle du pouvoir magique de ruiner séance tenante des convictions, lesquelles devraient alors, pour demeurer intactes (le faut-il ?) être dûment «protégées» de ces assauts délétères ?

Parallèlement, toute une part de l'intelligentsia contemporaine, «décoloniale», hostile aux Lumières et anti-universaliste dans la mouvance intellectuelle de Judith Butler ou de Joan Scott, considère avec suspicion la laïcité (4), expression selon ces théoriciennes et quelques autres, du «préjugé culturel occidental impérialiste».

Que les argumentations employées dans ces entreprises intellectuelles autoproclamées «critiques» soient d’une faiblesse insigne, truffées d’erreurs ou d’approximations, et particulièrement confuses dans leur méthodologie, n’ôte rien à la séduction qu’elles exercent - bien au contraire semble-t-il.

C'est au Pakistan pourtant que, sans le secours de remontrances de l'ONU, la Cour suprême a acquitté mercredi 31 octobre en appel Asia Bibi, «de toutes les accusations» a déclaré le juge, ajoutant que l'accusée allait être libérée «immédiatement». L'annonce du verdict a certes suscité l'ire menaçante des milieux fondamentalistes. «Cette décision envers une blasphématrice n'est pas de bon augure pour le pays», a ainsi estimé l'imam de la Mosquée rouge, haut lieu de l'islam radical à Islamabad, ajoutant: «C'est une décision extrêmement injuste, cruelle, totalement détestable contre la charia.»

Dans un pays où la protection de la religion (musulmane) semble omnipotente, ce jugement a été possible. Au bout de huit ans. Même si le gouvernement a fini par céder aux islamistes, et ne s'opposera pas à une requête en révision du jugement de la Cour suprême (5). Relisons Freud, le laïque athée : «La faiblesse de ma position [critique de la religion] n'implique aucun renforcement de la vôtre. […] Il y a cependant quelque chose de particulier à cette faiblesse : la voix de l'intellect est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue. Et, après des rebuffades répétées et innombrables, on finit quand même par l'entendre. C'est là un des rares points sur lesquels on puisse être optimiste en ce qui regarde l'avenir de l'humanité, mais ce point n'est pas de médiocre importance».

(1) Même si une pétition a circulé en sa faveur émanant de personnalités siégeant à l'ONU.
(2) Le président de la Cour de cassation a déclaré qu'il serait tenu compte de cet avis.
(3) Pour le communiqué de presse de la Cour, voir http://www.micheletribalat.fr/441063541
(4) On ne saurait trop recommander la lecture du livre de Catherine Kintzler, Qu'est-ce que la laïcité ? Vrin, 2007.
(5) Le Monde, 4-5 novembre.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric Worms.