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Libération
Chronique «à contre-sens»

Une date de péremption pour l’égalité ?

Pour combattre les discriminations liées à l’âge, un citoyen néerlandais demande à choisir, pour ses papiers d’identité, une date de naissance ressentie intimement.
publié le 16 novembre 2018 à 17h07

Parmi les événements qui passèrent injustement inaperçus ces derniers jours - écrasés par la grandiloquence sans conséquence d’autres - il y a une demande aux allures loufoques d’un citoyen néerlandais auprès de la justice de son pays (le Parisien du 14 novembre) dont les conséquences pourraient révolutionner de fond en comble nos manières de vivre.

Un individu dénommé Emile Ratelband s'adresse à la justice néerlandaise pour que sa date de naissance, le 11 mars 1949, soit changée par celle du 11 mars 1969. Ce faisant, si le tribunal lui donnait raison, il pourrait exhiber dans l'ensemble de ses documents officiels - tel son passeport - l'âge qu'il croit avoir, c'est-à-dire 49 ans, au lieu de ses «affreux» 69 ans. «Je me sens jeune, argumente-t-il, je suis affûté et je veux que cela soit reconnu légalement. Nous pouvons aujourd'hui choisir notre travail, notre genre, nos orientations politiques et sexuelles, et nous avons même le droit de changer de nom, alors pourquoi ne pas avoir le droit de changer d'âge ?» Or, loin d'être une plainte purement générale et philosophique pour se donner en spectacle, M. Ratelband explique à la justice pourquoi ces vieilles habitudes d'avoir à porter sa véritable date de naissance sur ses documents officiels, et donc aussi à l'exhiber dans la plupart des actes de la vie quotidienne, lui nuisent. Il se dit mécontent d'être à la retraite, se considérant victime des discriminations aussi bien sur le marché du travail que sur celui de l'amour.

Quoi qu’il en soit, M. Ratelband a tout à fait raison de mettre en lumière la contradiction qui existe aujourd’hui entre la contrainte à avoir l’âge de notre naissance véritable et la liberté de changer tout le reste. Comment ne pas l’interpréter comme une discrimination, comme une violence dont les seniors seraient victimes ? En effet, on connaît très bien le rôle qu’ont joué dans l’histoire les indications de «races», de «religions», de statuts… que certains Etats imposaient dans les documents officiels aux individus appartenant à certaines minorités. Pourquoi donc les seniors ne se révolteraient-ils pas contre cette obligation de porter leur âge «véritable» et donc contre toutes les discriminations qui en découlent ?

On pourrait rétorquer que même si l’on modifie la date de naissance sur les documents officiels, les seniors continueront d’être moches ou en tout cas plus que lorsqu’ils étaient jeunes. Et que contre cela, on ne peut rien. Et pourtant n’est-ce pas le propre des sociétés qui discriminent certains groupes de considérer leurs membres comme laids voire répugnants ?

Aucune minorité persécutée n’a été épargnée par ces insultes et ces jugements dénigrants. Une partie de la chirurgie esthétique n’est-elle pas vouée à effacer en vain ces traces honnies ? Et il en va de même de la discrimination des seniors sur le marché du travail. Ce sont les mêmes mécanismes violents qui se mettent en marche.

On pourrait rétorquer que la méthode choisie par M. Ratelband est absurde. Si dans vingt ans il se sent toujours aussi jeune qu’aujourd’hui il devra s’adresser à la justice pour obtenir une nouvelle rectification sur ses papiers d’identité. Mais est-ce vraiment grave ? La justice s’occupe de tellement d’affaires beaucoup plus répétitives et banales.

En revanche sa méthode a la forme et donc aussi la force des revendications égalitaristes qui ont triomphé ces dernières années, notamment celles qui portent sur l’identité et sur l’orientation sexuelles. C’est une manière de dire au monde «mon âge c’est mon affaire, pas la vôtre, mon âge m’appartient». Et qui peut imaginer les conséquences vertigineuses que pourrait avoir sur chacun des membres de la société le triomphe de ce nouveau combat ? Il n’est pas impossible qu’à l’avenir certaines personnes vivent comme des fleurs jusqu’à 120 ans tandis que d’autres meurent de vieillesse à 60 ans.

Cette chronique est assurée en alternance par Paul B. Preciado et Marcela Iacub.