La jacquerie numérique des «gilets jaunes» en constitue l'illustration la plus spectaculaire depuis le début du quinquennat d'Emmanuel Macron : le système politique français s'est théâtralement déconstruit lors de l'élection présidentielle de mai 2017, mais il ne s'est absolument pas reconstruit depuis. Nous vivons dans une société politique flottante qui fonctionne grâce à la solidité des institutions de la Ve République mais qui ne s'est en rien restructurée. Le Vieux Monde politique a explosé il y a dix-huit mois, le Nouveau Monde politique n'est pas né. Le surgissement inopiné des «gilets jaunes», un mouvement protestataire intense sans structures, sans leader, sans idéologie, ce qui ne signifie pas sans importance, s'inscrit dans cette situation. Il est né sur les réseaux sociaux et sur les sites vidéo, il a prospéré grâce à la surexposition que lui ont fournie sur le champ les chaînes d'information continue. Il n'a rien d'artificiel puisqu'il traduit une exaspération authentique face au poids des prélèvements fiscaux et sociaux, une colère sincère devant la hausse des carburants et le grignotage du pouvoir d'achat d'une large fraction des Français. Les partis politiques classiques, qu'ils soient dits de gouvernement (LR, centriste, PS), tentent maladroitement de les récupérer mais se trouvent en porte-à-faux. Ils n'en sont pas à l'origine, ils ne sont pas regardés comme des alliés par les «gilets jaunes», ils sont vus comme des récupérateurs intéressés. Les mouvements populistes d'extrême gauche (les insoumis) ou d'extrême droite (Dupont-Aignan ou le Rassemblement national) en partagent davantage le ton, les mots d'ordre et la sociologie, voire la géographie, mais ils n'en sont jusqu'ici ni les inspirateurs ni les acteurs.
La jacquerie numérique est autonome. Elle n'a pas de véritable précédent. Nuit debout avait des prétentions idéologiques, Mai 68 rêvait d'une société utopique, le mouvement de Poujade, certes antifiscaliste lui aussi, était étroitement corporatiste au départ (artisans, commerçants, professions indépendantes), puis avait vite plongé vers l'extrême droite. Sous la IIIe République, les soulèvements violents des viticulteurs ou des mineurs étaient eux aussi corporatistes et régionaux. Les «gilets jaunes», eux, essaiment sur tout le territoire, ne s'appuient sur aucune organisation politique ou syndicale, touchent de larges milieux.
La question est maintenant de savoir si ce mouvementisme spontané va s’effilocher ou bien se structurer et se politiser comme les Cinq Etoiles italiennes. Une chose est sûre : il incarne une forme de protestation inhabituelle, hors les murs, qui surgit, essaimant au sein d’une société politique si déstructurée qu’elle en devient liquide, et s’offre à des formes de contestations atypiques, à des bifurcations inédites. C’est la démocratie BFM.
Les mois de mai et juin 2017 ont en effet marqué la parousie du dégagisme. Le Vieux Monde politique s’est effondré, ses normes et ses règles sont devenues brusquement caduques. Trois semestres plus tard, le jeune, ambitieux et audacieux nouveau pouvoir présidentiel est devenu aussi foncièrement impopulaire que ses prédécesseurs. La République en marche, hégémonique à l’Assemblée nationale, reste un mouvement largement virtuel ou numérique à l’extérieur du Palais-Bourbon. La majorité demeure légitime - elle est née du suffrage universel - mais apparaît artificielle, alors que les alternatives demeurent jusqu’ici introuvables, et que la popularité des leaders des oppositions a globalement fléchi.
La société politique devient donc une sorte de no man’s land de transition. En lieu et place de la majorité conspuée, du gouvernement critiqué, du président sifflé, des partis rejetés, des oppositions décriées, on assiste à un étrange spectacle de substitution, celui d’une hystérisation, d’une mise en scène, d’une procession continue de faits divers politiques convertis en événements majeurs le temps d’une journée, un chapelet ininterrompu de polémiques, de dénonciations, d’interpellations, de débats caricaturaux. Des incidents lilliputiens promus soudain faits majeurs, l’écume des jours métamorphosée en vague de fond, voire en tsunami. La tyrannie de l’instantanéité, la religion de l’émotion, la passion de la transgression, le culte de la phrase choc et du dérapage microscopique converti en controverse quasi historique. C’est ce qui culmine sur les réseaux sociaux, avec, en prime, calomnies et conspirationnisme. C’est ce qui domine et façonne le climat quotidien sur les chaînes d’info que les médias classiques doivent suivre, bon gré mal gré. C’est, en l’absence d’une société politique restructurée, le triomphe éclatant des faits divers politiciens promus au premier rang. Et aussi l’accompagnement enthousiaste du mouvementisme spontané, donc l’heure de gloire des «gilets jaunes».