Au soir du 17 novembre, alors que les médias répétaient en boucle le chiffre de 282 000 personnes dans les rues, les gilets jaunes étaient désabusés sur Facebook : mais pourquoi personne ne disait-il la vérité ? Ils étaient bien plus que ça, un million, deux millions, peut-être trois millions, pensaient-ils. En l’absence d’organisation centralisée, personne n’avait jugé utile de fournir à la presse une estimation maison. Et les chiffres de la police – forcément mensongers, selon eux – tournaient en boucle sur BFM TV.
Voilà un cas parfait de déséquilibre entre l'offre et la demande sur le marché de l'information : une immense demande pour un article assurant que les gilets jaunes étaient des millions et aucune offre médiatique disponible. Deux sites ont sauté sur l'occasion pour combler ce manque : le site de «réinformation» Wikistrike, qui annonce 1,2 million de gilets jaunes, et le site satirique Nordpresse qui annonce 3 millions de manifestants «selon la police et un comptage indépendant réalisé par satellite». Deux cartons d'audience, avec des dizaines de milliers de partages sur Facebook. Malgré l'ironie du titre («282 000 gilets jaunes selon le gouvernement, 3 millions selon la police»), l'article de Nordpresse a été massivement diffusé au premier degré sur les groupes Facebook de gilets jaunes.
Où est la fake news, où est la parodie ? Y a-t-il fondamentalement une différence entre ces deux formats sur le marché de l’information ? On est en droit de se poser la question.
L’âge du Gorafi semble révolu. Ce site qui avait fait les belles heures de l’info parodique sur le web est maintenant rattrapé en audience par Nordpresse, un site aux intentions nettement plus douteuses, alternant articles vraiment parodiques et textes uniquement destinés à piéger les lecteurs les moins attentifs. Inutile de préciser que ce sont souvent les seconds qui rapportent le plus d’audience, et incidemment de revenus publicitaires.
En nombre d’engagements sur les réseaux sociaux (partages, likes, commentaires), Nordpresse fait maintenant jeu égal avec Le Monde, avec 56 fois moins d’abonnés. Pourquoi s’embêter dès lors à payer des journalistes alors qu’on peut juste faire des articles de trois lignes ?
Nordpresse a aussi lancé le site conbini.fr, une supposée parodie de Konbini qui a servi à balancer cette fausse nouvelle: «L'armée s'organise contre la manifestation des gilets jaunes». 15 000 interactions sur Facebook, dont une très grande majorité de réactions au premier degré. Est-ce un hasard si le recours à l'armée par le gouvernement est un fantasme qui revient sans cesse parmi les gilets jaunes ? Nordpresse sait de toute évidence contenter ses lecteurs.
Il y a de plus en plus une tentation chez les sites parodiques de ne plus se limiter à du contenu humoristique, mais à privilégier le contenu qui fonctionne, qui est partagé massivement. Et tant pis si une majorité de lecteurs le prennent au premier degré. Face à un article sur un site parodique, il faut toujours se poser la question : quelle est l’intention de base ? Tromper le lecteur ou le faire rire ? Ou à la façon de Nordpresse, de faire rire 20 % de ses lecteurs en se foutant de la gueule des 80 % autres qui se feront avoir ?
Le site parodique belge n'hésite pas à se moquer des lecteurs naïfs qu'il piège. Par exemple avec cet article absolument pas drôle annonçant une condamnation pour un gilet jaune sur un tableau de bord. La publication a connu un grand succès viral (76 000 interactions sur Facebook, sans doute une immense majorité au premier degré).
Les commentaires sont ils si «formidables» que ne le dit Nordpresse ? On serait plutôt affligé par cette volonté délibérée de piéger les lecteurs, d'attiser la colère des gilets jaunes et de se moquer derrière de leur crédulité. Pour se défendre contre ceux qui les accusent de propager des fausses nouvelles, Nordpresse a toujours la même défense :
«Nous avons atteint un niveau record d’indignation d’un certain milieu qui considère que nous «profitons du manque d’esprit critique des gens pour diffuser des informations crédibles pour piéger les gens et abîmer la démocratie». Plutôt que de se demander (et chercher à régler) les causes de ce grave manque d’esprit critique, ils cherchent à accuser le «produit de contraste» qui affiche au grand jour la maladie plutôt que de chercher à la soigner. Pourquoi ? Parce que tout le monde médiatique et commercial joue depuis des années avec plaisir de cette maladie. Si les gens se réfugient dans des infos débiles ou dans du populisme (en politique), c’est qu’il y a un grave manquement dans les solutions traditionnelles (médiatiques comme politiques).»
En un sens, Nordpresse a raison. Le succès actuel du site s'explique par l'absence d'offre médiatique pour toute une partie de la population française. Au sein des gilets jaunes, on observe une défiance absolue pour les médias traditionnels. Les journalistes de BFM TV, le média honni par exemple, sont en permanence pris à partie sur le terrain. «Les manifestants nous disent "Vous ne dites pas la même chose que ce qui est sur les réseaux sociaux", expliquait Céline Pigalle, directrice de la rédaction au micro de France Culture. Les uns et les autres sont désormais enfermés dans une bulle médiatique sur ces réseaux, ils se sont construit un univers conforme à ce qu'ils ont envie de savoir et d'entendre.»
Pour alimenter leurs discussions sur Facebook, les gilets jaunes ont besoin de contenus médiatiques qui vont dans leur sens, qui confirment certains de leurs fantasmes. Des articles qu'ils ne trouvent pas dans les médias traditionnels. Dans ce contexte de déséquilibre flagrant entre l'offre et la demande médiatique, on s'étonnerait presque que seul Nordpresse en tire cyniquement profit. Les ados macédoniens qui alimentaient les réseaux en fake news pro-Trump pendant la campagne américaine de 2017 ne parlent-ils donc pas français ? Est-on un pays si peu digne d'intérêt pour ne mériter que les parodies pas drôles de Nordpresse ?