Chaque fois qu'elle ne sait pas quoi faire, Sarah Lucas fabrique des pénis. Cela commence en 1991, avec un article de tabloïd britannique intitulé «Un pénis cloué sur une planche» : l'article parle de «15 pervers» (dont un avocat, un ingénieur spécialisé dans le design de missiles et un prédicateur laïc) surpris en flagrant délit de petits jeux «sadiques» impliquant l'usage de clous, d'épingles et de papier de verre. Sarah découpe les photos de l'article et les recolle en forme de pénis (ou serait-ce de planche ?). La même année, elle fait scandale avec une installation intitulée «Le vieux couple» montrant deux chaises usées côte à côte : sur la première est fixée un phallus moulé en cire, sur la second un dentier à la mâchoire tendue vers le ciel… «Cette oeuvre exerce l'équivalent d'un très perturbant jeu de mot kinesthésique sur notre expérience habituelle de la chaise», commente le commissaire de l'exposition. Les chaises semblent vouloir vous percer ou vous mordre les fesses. Encore un jeu sadique ?
Des pénis, encore des pénis
En 1993, à la galerie Analix Forever (à Genève), Sarah Lucas créé «un phallus d'œufs maintenues par du fil de fer, d'une fragilité extrême, les œufs pourrissant progressivement.» Lorsqu'ils explosent, leur jus putride gicle… Sarah Lucas fait ensuite des pénis avec des canettes de bières, puis avec du papier mâché, des légumes, des collants fourrés, de l'acier… Sa rencontre amoureuse avec le compositeur Julian Simmons est décisive. Elle se met à mouler le sexe de son amant, sans arrêt, pour en faire le coeur d'une oeuvre intitulée «Penetralia». Penetralia, c'est le sanctuaire intérieur, l'endroit le plus saint d'un temple, mais aussi les «parties les plus intimes ou secrètes du corps ou de l'âme». Pour Barbara Polla, créatrice de la galerie Analix, «Penetralia» fait partie des rares oeuvres de femmes qui montrent la beauté du pénis. En 2012, c'est d'ailleurs sous le titre de «Beautiful Penis» (Magnifique pénis) que Barbara organise une exposition en hommage au sexe masculin.
Une érection est-elle si vite perdue ? Un roi si vite renversé ? Pour répondre à ces questions, Barbara Polla publie, dans Éloge de l'érection (qui rassemble les textes d'une dizaine d'artistes et de penseurs), un entretien avec le philosophe Vincent Cespedes qui affirme : «L'érection est un miracle». On serait donc tenté de la voir comme une manifestation de toute puissance. Mais non. Remontant au Banquet de Platon, Vincent Cespedes met en lumière ce fait saillant que «pour Socrate, Éros n'est pas un Dieu : un Dieu se suffit à lui-même et ne connaît pas le manque.» A l'image d'Éros, le phallus ne se suffit pas à lui-même. Il est faillible, fragile, vulnérable. Il a besoin. «C'est lui qui fait tendre les mortels que nous sommes vers l'immortalité, parce que nous sommes profondément dans le manque, nous sommes dans la faille.» Dans Le Banquet, Éros est d'ailleurs présenté comme le fils de Penia (la pauvreté, le manque).
«Le phallus n’existe que parce qu’il est “pénurie”»
Sa mère s'appelle «indigence». Comme elle, «le phallus mendie», explique Vincent Cespedes, qui le compare à «un désir qui sait que rien ne pourra le combler». Mais Éros est aussi «le fils de Poros qui représente la ruse», celui dont l'esprit alerte, jamais en peine d'expédients (poroi), se débrouille toujours pour obtenir les richesses (le savoir, la beauté) vers lesquelles il est attiré. Le philosophe résume : «on pourrait dire que le phallus, c'est la mendicité qui part en chasse. […] Le phallus n'existe que parce qu'il est "pénurie", pour reprendre le mot de Platon, et qu'il tend vers un au-delà de lui-même.» Le poète persan Rumi, mystique du XIIIe siècle, formulait ainsi ce besoin que le phallus matérialise : «Ne demande pas l'eau, demande la soif».
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A LIRE : Éloge de l'érection, dirigé par Barbara Polla (avec Paul Ardenne, Vincent Cespedes, Dimítris Dimitriádis, Maria Efstathiadi, Rodolphe Imhoof, Maro Michalakakos, Elisa Nicolopoulou, Dimitri Paleokrassas, Elli Paxinou & Denys Zacharopoulos), éditions Le Bord de l'eau, 2016.
Les textes de l'Éloge de l'érection sont suivis par le texte inédit Lycaon ou l'apologie du désir de Dimítris Dimitriádis.
ILLUSTRATION : The King.