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Libération
Chronique «La cité des livres»

Des socialistes contre la dépression

Chronique «La cité des livres»dossier
Loin des lamentations sur le déclin de la gauche, un collectif de militants propose un diagnostic et des remèdes, par exemple restaurer l’idée de progrès commun.
(DR)
publié le 27 novembre 2018 à 17h06
(mis à jour le 27 novembre 2018 à 19h14)

Qu’est-il arrivé à la social-démocratie ? En dépit du désamour de l’opinion, l’examen de conscience continue chez les socialistes, à bas bruit, pour comprendre les raisons d’un effacement qui laisse en jachère tout un territoire de la gauche. Ainsi, un collectif de militants et de responsables socialistes publie sa contribution à la réflexion, qui mérite qu’on s’y arrête un instant. Loin des lamentations sur l’inévitable déclin de la gauche de gouvernement en Europe et des coulpes qu’on bat sur la poitrine de responsables rituellement accusés de n’être pas assez à gauche, il propose un diagnostic plus original.

Il part curieusement d'une considération plus psychologique que politique : ce qui caractérise la société contemporaine, disent-ils, c'est la dépression. On voit l'indice dans l'extraordinaire consommation d'anxiolytiques qui s'est développée dans les grandes démocraties et dont la France détient le record mondial. On le confirme en rappelant que, pour la première fois depuis longtemps dans l'histoire, la génération actuelle pense que la suivante vivra moins bien qu'elle et que la précédente vivait mieux, même si les données objectives viennent contredire ou, à tout le moins, nuancer ce sentiment. Les causes de ce pessimisme sont profondes : dans une «société liquide», selon l'expression du sociologue Zygmunt Bauman, où les structures verticales sont délaissées ou contestées, l'individu se sent jeté seul dans les soubresauts du monde ; le retrait des «corps intermédiaires» diffuse une angoisse qui touche en priorité les classes populaires ; la précarité des situations engendrées par les avancées continues de la société libérale obscurcit l'avenir de chacun ; la mobilité au travail, les impératifs de productivité appliqués à chaque salarié renforce encore le sentiment de fragilité ; le catastrophisme (justifié ou non) d'un certain discours écologique dépeint un futur sinistre ; l'impuissance générale des responsables politiques ajoute encore à l'inquiétude générale, donnant le sentiment aux citoyens qu'ils voguent sur un navire perdu en mer sans carte ni capitaine. Dans l'ancienne société du progrès continu largement partagé, l'avenir était espoir. Il n'est plus que peur.

Dans ces conditions, le discours traditionnel de la social-démocratie, qui tient par nature le discours du progrès et de l'espérance dans des jours meilleurs, tombe à plat. De la même manière, le progressisme «et de droite et de gauche», fondé sur les valeurs d'une «start-up nation» d'Emmanuel Macron séduit les couches diplômées et prospères qui voient dans la mondialisation une promesse d'ascension sociale, d'ouverture et de conquête, rebute le reste de la population qui n'y décèle que menace et remise en cause des acquis et des repères. Rédigé bien avant la crise des «gilets jaunes», le livre en donne une clé de lecture limpide. On en arrive à une inversion complète des symboles. Entendant les mots - en principe positifs - de «progrès», de «réforme», de «technologie», «d'ouverture bienfaisante» qu'on brandit au sommet de la société comme des drapeaux, les classes moyennes et populaires pensent aussitôt «précarité», «sacrifice», «destruction d'emplois» et «attaque contre le mode de vie français».

Dans ces conditions, les prophètes du déclin, les philosophes de l’identité menacée, de l’enracinement nécessaire, longtemps marginalisés par les succès de la modernité, voient s’ouvrir un vaste espace politique. Les couches supérieures espèrent dans un monde chatoyant et fluide enchanté par la technologie. Les classes populaires redoutent de nouvelles épreuves qui détruiront leurs repères traditionnels et se tournent vers les prophètes agressifs du nationalisme «lepenoïde» et du dégagisme mélenchoniste.

Comme souvent dans ce genre d'exercice, la clarté du diagnostic débouche sur des remèdes moins convaincants. Il faut «réarmer l'idée de progrès», disent nos lucides socialistes, grâce à un projet écologique et démocratique renouvelé qui rende aux citoyens le goût de l'avenir. Certes. Beaucoup s'y essaient, avec des succès très inégaux. Par exemple quand on considère la triste équipée de la candidature Hamon en 2017. Une piste, en revanche, mérite d'être creusée, que le mouvement social en cours illustre clairement : la reconquête par «les territoires» (selon le jargon en vigueur). Pour des classes populaires bousculées par la mondialisation, il existe un enracinement qui n'est pas forcément celui de la fermeture et de l'identité : la commune, la région, la nation. Les deux premières, vivifiées par une politique locale proche du citoyen, peuvent fournir un cadre républicain à la réinvention de la démocratie. Quant à la nation, qui doit rester inscrite dans le projet européen, elle doit restaurer le principe dit «de subsidiarité», mot un peu barbare qui signifie que les tâches communes au continent sont traitées à l'échelle de l'Union, mais que toutes les autres, dans un mouvement du bas vers le haut, sont d'abord assumées à l'échelon national, condition décisive de la réappropriation de la cité par les citoyens. Compréhension du désarroi contemporain, stratégie réaliste de reconquête à partir des espaces de la vie quotidienne. Beaucoup de problèmes sont laissés de côté dans cet essai - l'immigration, le devenir de la Ve République ou la politique étrangère - mais il offre une étape utile à la réflexion urgente sur la redéfinition du progrès collectif.