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Chronique «Politiques»

La fin de l’innocence

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Après dix-huit mois de réformes à marche forcée en ignorant les corps intermédiaires, le chef de l’Etat est contraint, face aux «gilets jaunes», de négocier. Et pour cela de retrouver les voies du dialogue.
publié le 28 novembre 2018 à 19h46
(mis à jour le 28 novembre 2018 à 19h51)

La jacquerie numérique des «gilets jaunes» marque la fin de l’innocence au cœur du quinquennat d’Emmanuel Macron. Le Président rencontre ainsi le premier gros conflit social de son mandat. Ce soulèvement spontané d’une fraction des classes moyennes et populaires revêt, certes, des formes atypiques et se différencie foncièrement des épreuves de forces sociales habituelles. Les syndicats n’y sont pour rien et regardent barrages, revendications et échauffourées en spectateurs déconcertés, parfaitement ignorés par les «gilets jaunes» en colère. Les partis politiques d’opposition sont eux aussi relégués au rang de témoins dépassés. Leurs leaders, de Jean-Luc Mélenchon à Marine Le Pen, de Laurent Wauquiez à Nicolas Dupont-Aignan, applaudissent à tout rompre la contestation qui gronde contre le chef de l’Etat. Ils encouragent la fronde, ils félicitent les barragistes et s’associent souvent aux manifestants mais ils ne sont pour rien dans le déclenchement du mouvement et ils ne pèsent pas sur les décisions des porte-parole des «gilets jaunes». Ils sont même fermement priés de se tenir à l’écart des conciliabules et des choix. Bien sûr, on constate sans surprise parmi les casseurs, comme sur les barrages, la présence de militants de l’ultradroite et, à un moindre degré de l’ultragauche. Il y a de l’entrisme. Les appareils des partis demeurent cependant confinés à la marge du conflit. Repoussés sinon bâillonnés, récupérateurs mais pas acteurs.

Face à cette épreuve de force d’un nouveau type, iconoclaste par rapport aux comportements, aux traditions et aux méthodes des syndicats, Emmanuel Macron est contraint de changer brusquement de méthode. Jusqu’ici, il réformait au galop sans négociations préalables, sans perdre un instant, pariant sur le mouvement, sur la vitesse et sur la nouveauté. Désormais, il lui faut commencer par renouer le dialogue ou plutôt par inventer un dialogue inédit avec les «gilets jaunes» et par retrouver les voies et les moyens du dialogue classique avec les syndicats, les élus territoriaux, les associations et les ONG. Il doit ainsi mener de front une expérimentation sociale avec les «gilets jaunes» et un retour aux sources avec les corps intermédiaires. Avoir enjambé le dialogue et la concertation depuis dix-huit mois le contraint à écouter, à débattre et à négocier sur deux fronts.

Il paie cher son audace et son impétuosité. Il lui faut dorénavant répondre point par point, évaluer les conséquences concrètes de ses initiatives sur les ressources et sur la vie quotidienne des Français, mesurer les effets sociaux de ses initiatives économiques, compenser ce qu’il impose, en somme intégrer le facteur humain dans ses décisions économiques, fiscales ou sociales. Il lui faut de surcroît le faire avec des mots qui ne blessent pas, autre inflexion nécessaire. Les Français ont envie et besoin de considération et non de condescendance. C’est à partir de maintenant une règle qui s’impose, sauf à relancer le conflit. Il lui faut aussi, d’ailleurs il le reconnaît lui-même, trouver des réponses non seulement économiques et sociales mais aussi culturelles et sociétales : un projet collectif capable de convaincre et d’entraîner, objectif nécessaire mais bien difficile à atteindre lorsque la séduction s’est dissoute, que la popularité s’est évanouie, que le charme s’est rompu et que le lien affectif s’est brisé. Emmanuel Macron doit changer de méthode dans les circonstances qui s’y prêtent le moins.

Changer de méthode mais pas changer d’objectif, c’est là le nœud de l’affaire, et c’est aussi le sens de son discours de mardi dernier. Emmanuel Macron s’est fait élire pour transformer la France, pour réaliser des réformes qui attendent ici depuis vingt ou trente ans et qu’ont accomplies depuis belle lurette tous les pays d’Europe qui vont bien ou qui vont mieux. C’est sa conviction, son ambition, ce qu’il croit être son destin. En revanche, ce n’est pas ce qu’ont demandé tous les Français qui ont voté pour lui, bien au contraire. Beaucoup des citoyens ont pris parti pour lui contre les extrémistes plus que pour les réformistes. Il le sait, cela ne l’arrête pas, cela l’incite même à avancer sans perdre une seconde. Pas question de négliger la transition écologique, pas question d’accroître les déficits et la dette, pas question de renoncer aux réformes de la retraite, de la fonction publique, de la santé, de la dépendance vieillesse qui sont toutes au programme. Cela, face à la demande puissante d’augmenter le pouvoir d’achat et de baisser les prélèvements. Un cercle vicieux dans un pays incapable de diminuer les dépenses publiques et qui revendique à la fois moins de prélèvements et plus de services publics, ceci en plein rejet du politique et en grand désamour du chef de l’Etat. On a élu un président, mais c’est un magicien qu’il faudrait.