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Libération
Chronique Ecritures

Un machisme droit sur ses crampons

Paris, le 25 novembre 2017. Comme chaque année, organisations féministes, partis de gauche et syndicats appellent à défiler pour dénoncer les violences subies par les femmes. (Cyril ZANNETTACCI pour Libération)
publié le 30 novembre 2018 à 17h46

Samedi dernier, j'ai regardé France-Fidji. J'ai du mal à avouer ma fascination pour ce jeu où des armoires à glace patibulaires mais presque passent leur temps à s'entrechoquer brutalement. Enfin c'est ainsi : je rate rarement les matchs de rugby. D'abord en souvenir de mon grand-père, ex-international, ailier capable de prendre de vitesse les superstars des All Blacks, puis directeur de club qui réunissait les anciens dans le salon enfumé pour le Tournoi des cinq nations (elles étaient cinq, à l'époque) – j'avais 7 ans, je n'osais pas entrer, ma grand-mère s'introduisait précautionneusement dans la pièce avec le plateau chargé de bières, et les hurlements mâles qui envahissaient alors l'appartement restent à jamais dans mon souvenir comme la trace sonore du machisme droit sur ses crampons. Mais bon, ça a un peu évolué depuis ; samedi, par exemple, les Bleus portaient des lacets arc-en-ciel contre l'homophobie. En fait, moi j'aime surtout les matchs pour la dégustation du commentaire assaisonné à l'accent du sud-ouest. Mon grand-père était bourguignon, on ne roule pas les «r» de la même façon du côté de Dijon, autant vous dire qu'il lui a fallu faire ses preuves, et il semble qu'un commentateur de rugby né ailleurs que dans le quart sud-ouest du pays reste une aberration. Bref, sur France 2 la tradition était respectée et je savourais le moment grâce à cette langue imagée, même si nos gars se prenaient des caramels dans le buffet, zombies hagards sur le Guirado de la méduse. Pour être honnête, et d'autant plus que ce n'était pas passionnant, je zappais régulièrement sur les chaînes d'information pour voir comment elles traitaient la manifestation contre les violences sexuelles et sexistes qui avait eu lieu l'après-midi même. Là, surprise : le violet étant apparemment soluble dans le jaune, les gilets, massivement masculins, prenaient toute la place sur l'écran, et j'ai eu beau revenir vérifier sur BFM TV, LCI ou Cnews, pas la moindre écharpe violette à l'Opéra ne venait faire pendant aux jaunes protestations viriles sur les Champs-Elysées. Il paraît qu'ici ou là, les gilets jaunes ont fait des haies d'honneur aux femmes qui défilaient, et tant mieux si c'est vrai. Mais à comparer les slogans des uns et des autres, on a quand même quelques doutes. «Macron, va baiser ta vieille, pas les Français», qui fleurissait un peu partout aux barrages routiers (souvent brandi par des femmes, oh misère !), n'a rien de franchement féministe. «La femme n'est pas un baiseness», répondaient les pancartes violettes, «Les machos nous cassent le clito». «Tremble Manu, les Gaulois sont dans la rue» faisait beaucoup plus de bruit médiatique que «Tremblez, les sorcières reviennent», de même que «Automobilistes en colère» paraissait mériter plus d'audience que le délicieux quoique écologiquement discutable «Ma chatte et la planète soutenons les zones humides». Bref, pour les reporters TV en tout cas, le ras-le-viol général ne semblait pas faire le poids face au ras-le-bol fiscal. On avait déjà oublié ces gilets jaunes si fiers d'avoir dénoncé des migrants cachés dans un camion, à qui ils criaient des «Rentrez chez vous», tandis que je me rappelais la pancarte brandie par une jeune femme : «J'ai voulu porter plainte, on m'a répondu "Rentrez chez vous"». Enfin, je suis revenue un peu énervée au Stade de France (tiens, les stadiers portent des gilets jaunes) juste pour voir un gros plan de Picamoles le visage en sang – on aurait dit une femme battue. Aussitôt, le commentateur nous a informés que le «protocole commotion» allait être mis en place. Oui, parce qu'au rugby, ce n'est pas comme dans les commissariats : on vous plaint, on vous panse, on vérifie que vous n'avez pas d'œdème cérébral, enfin ils savent quoi faire pour vous empêcher de vous faire marie-trintigner. D'accord, je suis de mauvaise foi, la plupart des gilets jaunes mènent un combat essentiel et tout le monde pourrait se retrouver autour du slogan «Justice mes fesses». Mais, comme les Bleus, j'ai eu soudain un gros coup de mou. Je me suis dit «les filles, on n'arrivera jamais à l'égalité. Il y a eu plus de violet que de jaune dans toute la France ce samedi, et pourtant c'est resté secondaire. La violence paie plus que la lutte contre la violence. Simone, on sera toujours le deuxième sexe». Pour le XV de France, ai-je pensé, c'est perdu. Pour les gilets jaunes, j'espère que non. Mais pour les femmes, à coup sûr c'est loin d'être gagné.

Cette chronique est assurée en alternance par Thomas Clerc, Camille Laurens, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.