Fédéré au départ par une série de revendications liées à la circulation automobile (prix du carburant, vitesses limites, radars, contrôle technique…), le mouvement politique des gilets jaunes confirme que le débat sur la justice se joue aussi, et peut-être désormais d'abord, sur les réseaux et les territoires, l'espace et la spatialité. Nos concitoyens parlent de justice et d'espace, spontanément et intelligemment. Les habitants ordinaires que nous avons rencontrés sur nos terrains de recherche (1) nous ont présenté des idées cohérentes que nous n'avions aucun mal à relier aux travaux de John Rawls, Robert Nozick ou Amartya Sen. Ce que nous ont dit nombre de nos interlocuteurs, c'est que la liberté et l'égalité ne doivent plus être vues «en parallèle», c'est-à-dire en tension, mais «en série», l'une étant rendue possible par l'autre. Pour eux, la liberté d'invention de soi suppose un socle d'égalité constitué de trois piliers : un droit au même niveau d'éducation partout, une lutte résolue pour éradiquer la pauvreté et le respect de la règle par tous. Ils ont ainsi remis en cause un rapport gauche-droite vieux de deux cents ans, qu'on aurait pu croire inoxydable, et dessiné un nouveau plan de conflit entre conservateurs et progressistes.
Ils ont aussi borné le champ de la justice, qui dépend d’un équilibre entre des contraintes et des choix. La plupart des habitants du périurbain nous ont ainsi expliqué que vivre dans un tel espace résultait pour eux d’un choix de vie et que, le faisant, ils n’ignoraient pas qu’ils dépendraient de leur voiture et n’auraient pas à leur porte les mêmes services qu’au centre-ville. Certains (nombreux aussi parmi les gilets jaunes), soutenus par des politiques publiques qui ont souvent défendul’accession à la propriété, ont assimilé droit au logement et droit à la propriété du logement : le statut de propriétaire crée des rigidités et des fragilités, tandis que le prêt à taux zéro invite à l’étalement urbain dont on peut contester les bienfaits.
Pour assurer la justice, il ne suffit pas de redistribuer des biens privés, comme l’argent des impôts ou du RSA. Il faut aussi, et de plus en plus, coproduire les biens publics pour que l’espace permette de coexister. Comment alors faire en sorte que le droit au bien public «mobilité» soit compatible avec d’autres biens publics tels que l’urbanité, le climat ou la santé ? Et jusqu’à quel point les modes d’habiter et de cohabiter - dans les centres-villes, les banlieues, le périurbain… - sont-ils hiérarchisables en fonction de leur compatibilité avec les biens publics existants ou désirables ? La réponse n’est pas déjà écrite.
La justice spatiale et la justice en général ne sont pas des questions pour experts. La recherche d’une commune mesure entre des demandes parfois divergentes ne peut être le fait d’une philosophie politique intemporelle et «hors-sol». Les valeurs fondatrices, leur articulation et leur mise en pratique sont une construction sans cesse remise en question, à laquelle tous devraient être invités à contribuer. On peut juger que les gilets jaunes ont mal formulé leurs questions ou ont mal répondu à celles que d’autres leur posaient. A la société dans son ensemble de proposer d’autres formulations sans pour autant renvoyer dans l’ombre ceux qui se sont invités, à leur manière, déconcertante, sur la scène publique. Cela suppose d’organiser le dialogue entre citoyens. Il faudrait s’assurer, pour qu’aucune parole ne se perde, que les conflits soient explicités avec soin et bienveillance et que la démocratie représentative en sorte non affaiblie mais renforcée. Un lourd, un beau travail en perspective : ne pas trop attendre pour s’y lancer.
(1) Nous avons réalisé trois enquêtes au Portugal, en Suisse et en France pour préparer le livre Théorie de la justice spatiale (Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Póvoas, éditions Odile Jacob, 2018).