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Libération
TRIBUNE

Les canaux de la violence

Pour le philosophe Marc Crépon, les syndicats et les partis ont perdu le monopole de la mobilisation, laissant place à une violence sans filtre.
A Paris, le 1er décembre. (Photo Alain Jocard. AFP)
publié le 6 décembre 2018 à 20h16

Tribune. A la fin des années 20, peu d'années avant que l'Europe ne bascule dans l'horreur, Freud rappelait que lorsqu'une société ne parvient pas à dépasser le stade dans lequel la satisfaction d'une minorité se fait au détriment de l'immense majorité, il est inévitable et compréhensible que les nombreux laissés-pour-compte de ses supposés progrès développent un sentiment d'hostilité croissant à l'encontre de cette même société et de ses bénéficiaires. Alors même que leur travail contribue à sa prospérité, aussi relative soit-elle, ils ne supportent plus qu'une part minime de ses bienfaits leur soit réservée, à plus forte raison quand ils ont le sentiment qu'elle va diminuant. Les efforts qu'elle demande (taxes, mesures d'austérité, gel des salaires) ne sont plus acceptés. La conclusion qu'en tire Freud est alors d'une extrême sévérité : «Il va sans dire qu'une civilisation qui laisse insatisfaits un si grand nombre de ses participants et les pousse à la révolte n'a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus.» Longtemps pourtant, la société a tenu, grâce aux corps intermédiaires, les partis et les syndicats, qui canalisaient sa violence. Le cadre qu'ils lui fournissaient permettait que l'animosité se concentre sur une cible, un ministre, le gouvernement, le chef de l'Etat, et qu'elle se donne un objectif : le retrait d'un projet de loi, la suspension d'une réforme, etc. Mais il avait également pour fonction de décider des modes d'action (manifestations, grèves, etc.) et des éléments de langage (les slogans, les mots d'ordre) qui autorisaient l'expression de l'hostilité autant qu'ils la limitaient. Ce cadre, il n'appartenait pas à chacun d'en dessiner les contours. Partis et syndicats étaient encore des structures verticales, dans lesquelles des équipes dirigeantes, investies d'une autorité, décidaient pour les autres. Ils ne le faisaient pas de façon arbitraire, mais sur le fond d'une culture et d'une éducation politiques, inscrites dans une histoire qui les portait. Ainsi la contention de la violence aura-t-elle longtemps reposé sur une délégation de la parole et de l'action.

Nous avons été habitués à ce qu’il en aille ainsi des luttes politiques. Aussi l’éventualité d’une irruption soudaine de la violence, incontrôlée, s’était-elle effacée du paysage. Plusieurs facteurs pourtant auraient dû nous alerter de leur possible retour : la cristallisation populaire des passions négatives, dont la peur de l’avenir qui concentre en elle toutes les formes d’insécurité confondues ; la façon dont les gouvernements invoquent toujours un défaut de compréhension pour ne pas avoir à reconnaître le caractère injuste des mesures qu’ils prennent ; et la faillite des corps intermédiaires, à commencer par l’incapacité croissante des partis de gauche et des syndicats à susciter cette confiance qui leur permettait jusqu’alors d’assumer le filtrage de ces passions et leur transformation en lutte politique organisée. Tant que les syndicats et les partis avaient le pouvoir d’organiser les luttes, ils conservaient le monopole de la mobilisation - une contre-violence mesurée, pour faire face à toutes celles, symboliques et réelles, que les citoyens ont le sentiment de subir de la part des gouvernants. C’est ce monopole qui a disparu. Et le mouvement des gilets jaunes en est la plus parfaite illustration. Quand bien même quelques voix singulières émergent, aucune ne constitue une autorité investie du pouvoir de décider des modes d’actions. De cet effacement structurel de toute verticalité résulte une horizontalité anomique, au sens où elle ne se plie à aucune discipline. C’est ainsi que la violence échappe à tout contrôle. La contestation ne peut qu’être générale, c’est la situation décrite par Freud dans sa globalité, le nœud indémêlable d’agressions symboliques et réelles de tous ordres qu’aucune parole gouvernementale ne saurait suffire à apaiser. Cette contestation ne reconnaît à personne non seulement le droit de parler à sa place, mais également celui de la commenter. On est de son côté ou on ne l’est pas, on accepte de porter un gilet jaune ou on le refuse. Il en résulte un sentiment de défiance étendu à tout discours autre que ceux qu’ils tiennent sur eux-mêmes. C’est pourquoi elle s’en prend aux journalistes, soupçonnés de trahir le nouveau partage de la parole que le mouvement cherche à instituer. Enfin, ces dernières années, les leaders populistes ont légitimé cette forme d’hostilité qui franchit un pas dans la violence, lorsqu’elle se laisse contaminer par la haine. Le mouvement actuel ne peut se laisser tout à fait séparer de cette légitimation redoutable, dont l’issue reste toujours imprévisible.

Dernier livre paru : Inhumaines conditions, combattre l'intolérable, éd. Odile Jacob.