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Gilets jaunes : l’insurrection contre l’ubérisation sociale

Trouvant ses racines dans les années 80 et peut-être dès le XIXe siècle, «l'ubérisation» mobilise celles et ceux qui subissent le plus la disparition de l'Etat-providence.
Manifestation des gilets jaunes, rue de Rivoli, à Paris, le 1er décembre. (Photo Stéphane Lagoutte. Myop pour Libération)
publié le 7 décembre 2018 à 19h22

Tribune. Le mouvement des gilets jaunes marque la première révolte contre l'ubérisation de la société. Ses formes ne sont pas inconnues, elles renvoient aux origines mêmes de notre république sociale. L'«ubérisation» radicalise le modèle libéral et productiviste qui s'est imposé dans le monde au début des années 80, avant d'entrer en crise en 2008. La raison dictait alors, comme dans les années 30, un renforcement de la protection sociale et un retour aux politiques de soutien de la demande, mais orientées massivement vers la transition écologique.

C'est le contraire qui s'est produit. L'Etat-providence a poursuivi sa régression. Les crises écologiques ? On y pense et puis on oublie. Le rapport salarial fut «flexibilisé», au-delà de la sous-traitance, jusqu'au retour aux formes primitives du XIXsiècle (les canuts…), où la subordination du travail au capital prend la forme de l'autoentrepreneur dominé par le capital commercial (désormais via Internet) : l'ubérisation au sens propre.

Plus largement, il y a ubérisation sociale quand le travailleur (ou plutôt son ménage et, concrètement, les femmes) prend sur lui une part croissante de la reproduction de sa force de travail, lorsque recule la part socialisée par deux siècles de luttes (l’Etat-providence, les services publics), lorsque le coût du transport, l’auto-adaptation aux services informatiques, le soin des malades et des aînés sont pris en charge par le ménage, lorsque, avec la CSG et la désindexation, est rompu le contrat intergénérationnel qui fondait la retraite par répartition depuis trois quarts de siècle. C’est de là, de la chute des classes populaires, qui semble aussi irréversible et désespérante que l’écoulement d’un sablier, qu’il faut partir pour comprendre les caractères pas si nouveaux du mouvement des gilets jaunes.

Régionalisation et féminisation

Si les gilets jaunes sont des provinciaux et des suburbains venant le samedi saccager les beaux quartiers, ce n’est pas qu’ils soient plus «fermés» aux vents novateurs de la mondialisation, mais tout simplement que le retrait de l’Etat-providence y est plus éclatant que dans les villes, les condamnant à prendre la voiture pour trouver, au-delà des sous-préfectures dévitalisées, les services publics et les emplois. Mitage de la campagne périurbaine par des lotissements et invention d’un carburant à bon marché (le diesel) furent autrefois le prix de l’intégration des classes populaires à la société de consommation. Le libéralisme mondialisé a déchaîné la mégapolisation et rendu ce compromis trop coûteux pour le capital. Or moins de services publics, ou une plus grande concentration dans les métropoles, et de plus en plus informatisés, et c’est l’exclusion assurée pour celles et ceux qui se trouvent du mauvais côté de la métropolisation et de la fracture numérique.

Et si, aujourd’hui, on trouve aux carrefours, infirmières à domicile, aides ménagères, assistantes sociales, employées du tertiaire urbain, jurant toutes qu’elles sont pour l’écologie, c’est que les femmes sont aux premières loges de l’ubérisation sociale. S’y ajoute une toute nouvelle catégorie : les retraitées (bien plus nombreuses et vaillantes que les retraités), qui se sentent trahies par l’abandon de la «parité actifs-retraités» pour laquelle elles ont cotisé toute leur vie, et qui accèdent aux délices d’un Mai 68 qu’elles ont vécu ou raté dans leur adolescence.

De tels mouvements se retrouvent dans le monde entier. La spécificité française, c’est la rage, qui porte un nom : Macron. Elu comme un Necker, il se révéla Marie-Antoinette. Il imaginait la France comme un pays d’Ancien Régime, amoureux du «vertical». Mais la «déverticalisation» de la France, fruit de l’instruction et d’Internet, est elle-même marquée par l’ubérisation.

Songeons aux insurrections du XIXsiècle : révoltes des «ubérisés primitifs», un prolétariat encore dispersé et privé de droits sociaux. Mais, en 1848, le mouvement ouvrier avait son avenir devant soi, les émeutes étaient préparées par les clubs socialistes et les syndicats naissants. Les «contenus» étaient aussi confus, les «représentants» des premiers jours aussi rapidement délégitimés à l'âge des gazettes qu'à l'âge de Facebook, mais il existait un tronc commun d'idées, démocratiques et sociales, avec leurs porte-parole.

De la «démocrature»

Les futurs sociaux-démocrates ou communistes pouvaient compter sur la concentration à venir de la classe ouvrière dans les grandes entreprises. Ils disputaient l'hégémonie aux forts en gueule, tout petits patrons que Marx appelle les «limonadiers» (les bistroquets de l'époque), et à Louis-Napoléon Bonaparte, inventeur de ce qu'on nomme aujourd'hui populisme de droite ou «démocrature».

Dès 1940, Karl Polanyi, dans la Grande transformation, montrait que la révolte antilibérale débouchait sur le fascisme, le stalinisme ou la social-démocratie. Le stalinisme a tué le communisme, la «troisième voie» (Hollande compris) a tué la social-démocratie. Faute d'avoir su se renouveler sur une base territoriale pour répondre à l'ubérisation, les syndicats sont en perte de vitesse. Le rapport de force, face aux limonadiers et aux bonapartistes, s'est inversé.

Pourtant, l’élargissement même du mouvement, la présence massive des femmes, l’intelligence et le sens pédagogique de certains animateurs des pages des gilets jaunes sur Facebook, a permis de recentrer le débat sur la question de fond : ubérisation contre justice sociale, dans ses dimensions sociales, fiscales et territoriales. La question de départ (la hausse des écotaxes, en particulier sur le diesel) aura été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Hélas, cette goutte d’eau restait encore le totem cachant le vase. Macron et Philippe en ont profité : ils ont, avec les écotaxes, sacrifié la santé et le climat, plutôt que d’augmenter le smic, de rétablir l’ISF et de geler la fermeture des services publics. Mais les dés roulent encore.

Dernier ouvrage paru : Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste, La Découverte.