L'implacable pourfendeur du communisme, l'aède qui a dénoncé les rouages du goulag soviétique, et l'un des plus grands écrivains russes du XXe siècle, Alexandre Soljenitsyne, mort en 2008, aurait eu 100 ans mardi. L'image hagiographique est celle du résistant solitaire, écrivain ermite. Il a eu, dès 1968, à ses côtés Natalia Svetlova, de vingt ans sa cadette, qui fut son aide et assistante, avant de devenir sa femme, à la veille de l'exil forcé en 1974. Mère de ses trois fils, elle a joué un rôle essentiel dans l'œuvre de Soljenitsyne : dactylo et première relectrice, véritable sparring-partner, entre les mains de laquelle passaient tous les textes de l'écrivain, elle est aujourd'hui la gardienne de son héritage. Rencontre lors de son dernier passage à Paris.
Comment la voix de Soljenitsyne résonne-t-elle en 2018 ?
Il y a une idée largement répandue selon laquelle c’est un écrivain qui a surtout écrit sur les camps, a ouvert les yeux du monde sur le fonctionnement du système pénitentiaire en Union soviétique. Certes, il a utilisé son expérience personnelle pour raconter la guerre, le camp, le cancer, ce dont il avait été lui-même témoin, ce qu’il avait traversé. Mais c’est l’homme, et ses réactions aux situations limites dans lesquelles il se retrouve, qui a toujours été au centre de toutes ses œuvres, sans exception. Qu’il s’agisse de la révolution, de la guerre, de la trahison d’un ami ou d’une maladie mortelle… Soljenitsyne donne le spectre complet de la manière dont différentes personnes réagissent dans la même situation. En ce sens, il sera toujours d’actualité. Parce que les temps changent, mais pas la capacité des hommes à se retrouver dans des situations difficiles.
Comment évolue l’intérêt des lecteurs pour ses textes, quelle est la tendance générale ?
L'intérêt est constant. Tous les ans, je renouvelle des contrats pour des textes déjà publiés, avec une dizaine de maisons d'édition en Russie. Cette année, grâce au centenaire, l'intérêt est encore accru. De nombreux théâtres ont créé des spectacles. On entend Soljenitsyne à tous les coins de rue. C'est vrai qu'on le lit davantage quand le pays va mal. Il y a aujourd'hui des difficultés en Russie. Les gens vivent moins bien. Les sanctions se font ressentir, les relations avec l'Occident se sont détériorées. Ce n'est pas réjouissant. L'avenir est inquiétant, incertain. Tous les sondages, même étatiques, montrent que l'humeur est morose. Quand on est inquiet, en quête de sens, on se tourne vers Soljenitsyne, c'est très perceptible. Les nouvelles, la Maison de Matriona et Une journée d'Ivan Denissovitch, mais aussi des textes des années 90, ont un regain de succès. Le Pavillon des cancéreux connaît une nouvelle popularité. C'est un roman atemporel, tant que le cancer n'est pas vaincu. L'Archipel du Goulag est constamment réédité également.
Nonobstant le fait que de nombreux critiques et détracteurs de Soljenitsyne considèrent cette œuvre maîtresse comme un tissu de mensonges…
Je pense que c'est même en partie grâce à eux. C'est une critique malhonnête, mais elle représente néanmoins, pour parler un peu cyniquement, de la publicité gratuite. Les néostaliniens reconnaissent, du bout des lèvres, que les répressions ont bien eu lieu, mais que seuls les voleurs et les truands étaient détenus à la Kolyma, et c'était bien mérité. Ce type de discours est relayé par les sites communistes et affiliés. L'Archipel du Goulag est critiqué pour l'inexactitude des chiffres. Mais en réalité, Soljenitsyne ne parle pas que des victimes du Goulag. Il dit, noir sur blanc : voilà le prix que le pays a payé pour la domination des bolcheviks. C'est la guerre civile, la terreur rouge des premières années, deux famines terribles sur la Volga et en Ukraine, et, oui, la mortalité dans les camps.
Malheureusement, il n'y a pas de véritable dialogue. Il est assez évident que ses détracteurs ne l'ont pas lu. Il ne s'agit donc pas de critiques dont il serait intéressant de discuter. Soljenitsyne lui-même avait toujours rêvé d'une critique littéraire, il s'en languissait. Pendant vingt ans, il a été coupé de son lecteur. On voit bien dans son Journal de la Roue rouge, qui vient de sortir en français (Fayard), qu'il est prêt à l'entendre. Ce journal, de manière générale, donne une autre image de l'écrivain, différente de celle communément répandue, de l'homme confiant, qui ne doute de rien et avance tout droit en sachant parfaitement où il va. On le découvre plein de doutes, d'hésitations, d'autocritique, tentant de trouver à tâtons la bonne voie.
Vous êtes sa principale collaboratrice et avez joué un rôle crucial dans son œuvre…
Nous travaillions ensemble, très étroitement, et je peux témoigner de toutes premières mains qu'il était absolument attentif à l'avis d'autrui. Nous discutions de chaque page. J'étais complètement libre d'exprimer mon désaccord. Il en reste des preuves tangibles : des milliers de pages de la Roue rouge, que je tapais à la machine. Les larges marges de ces épreuves ont conservé notre correspondance. Je notais mes remarques au stylo noir - trop long, changer le mot, modifier la syntaxe… Il relisait attentivement et répondait à chacune de mes observations au stylo bleu. S'il était d'accord, il mettait un «+», et modifiait tout de suite. Dans le cas contraire, il mettait un «-» et expliquait, par écrit, pourquoi il n'était pas de mon avis. Il était très ouvert à la discussion sur son travail, sauf au tout premier stade. Quelques rares chapitres ont été réussis du premier coup. Certains ont été réécrits sept fois. J'entrais dans la danse à la troisième mouture, et nous commencions à polir et retravailler le texte ensemble.
La Russie qu’il a tant aspiré à retrouver, dans laquelle il a vécu les quatorze dernières années de sa vie, qu’en pensait-il ?
Presque tout l’affligeait. La seule chose qui le réjouissait, c’est d’être de retour au pays, entouré de Russes qui parlaient sa langue natale. Ce qui l’attristait le plus, c’était l’état spirituel de la population. Les gens ont énormément souffert des décennies communistes. L’aliénation, la nécessité de mentir sans cesse, d’écouter des mensonges et de faire semblant d’y croire… Cette distorsion permanente de l’âme et de l’esprit… Et les privations constantes, des choses les plus simples et ordinaires. Et puis, quand tout est devenu accessible, cette soif inassouvissable de consommer… Tout cela a eu un effet dévastateur sur l’état moral des gens. Par ailleurs, il considérait qu’on avait choisi le chemin le plus tortueux et le plus difficile pour sortir du communisme. Il avait toujours prédit qu’il serait très difficile de s’en débarrasser, craignant que la Russie, au lieu de se libérer, ne se retrouve écrasée sous ses décombres. Selon lui, le nouveau pouvoir avait commis de nombreuses erreurs. Aujourd’hui, tout le monde le reconnaît, mais à l’époque on l’accusait d’être un réactionnaire. Soljenitsyne désirait ardemment les réformes, mais avisées, qui ne déchireraient pas toute l’économie, toutes les relations, en jetant les gens dans la misère. A la fin de sa vie, il s’inquiétait : la Russie allait-elle survivre en tant que corps historique et spirituel ?
On le décrit souvent comme un prophète…
Il détestait cela. La tentation était grande de le considérer comme un prophète, car il a anticipé beaucoup de choses. Pour appréhender l’évolution des événements, il suffit d’étudier consciencieusement la réalité présente, disait-il. Et être intelligent. Ce n’est pas de la magie, c’est de l’analyse prospective. Soljenitsyne maîtrisait très bien la matière et savait penser.
Qu’est ce qu’il a prédit par exemple ?
Beaucoup de choses. Qu'il allait rentrer en Russie avant de mourir. Que le communisme n'allait pas tenir. Personne ne le croyait, lui en était convaincu. Il sentait la fissure du système, et voyait que les autorités ne comprenaient pas que tout allait s'écrouler. En ce qui concerne l'Ukraine par exemple, il avait écrit dessus dès 1968, dans l'Archipel du Goulag. Dans le camp d'Ekibastouz, dans lequel il était détenu de 1950 à 1953, il y avait beaucoup d'Ukrainiens de l'Ouest, qui disaient ouvertement qu'à la première occasion, ils allaient se séparer de la Russie. Qui étaient-ils ? Les habitants de la Galicie, un cadeau empoisonné de Staline, qui l'avait rattachée à la fin de la guerre. Mais c'étaient des régions austro-hongroises, qui n'avaient jamais vécu avec la Russie, sans aucune attache, ni culturelle ni historique. Soljenitsyne parlait avec inquiétude de ce divorce, qui allait être forcément douloureux.
Vous êtes la gardienne de son héritage. En quoi consiste ce travail de mémoire et de conservation ?
Essentiellement à publier tout ce qui ne l'a pas encore été. Sa parole n'est devenue publique que très tard, quand il avait 43 ans. Il reste encore beaucoup de textes inédits. Sur les 30 volumes d'œuvres complètes prévus avec lui, nous n'en avons sorti que 21 pour l'instant. C'est la principale chose que j'aimerais avoir le temps de faire, et dont me distraient mille autres. De son vivant, c'était très facile de se défiler. Il disait simplement : «Nous ne nous occuperons pas de cela.» Par exemple, il ne voulait pas entendre le mot «musée», ni avant ni après sa mort. «Mon musée, ce sont mes livres», disait-il. Mais après son départ, des musées ont commencé à surgir à Kislovodsk, où il est né, à Riazan, à Moscou. Je ne peux pas dire aux gens que je ne vais pas y prendre part. Et sans ma participation et les archives que je conserve, c'est impossible à mettre en place.
L’Occident honore Soljenitsyne pour lui avoir ouvert les yeux sur les horreurs du communisme, mais lui en veut aussi de l’avoir critiqué âprement…
Il y avait beaucoup de malentendus mutuels. Il ne critiquait pas comme un ennemi, mais en ami. Certaines choses l'interpellaient, il n'hésitait pas à en parler, étonné que ses propos puissent vexer. Son désir était de voir les démocraties occidentales fleurir en surface et être saines en profondeur. Mais il découvrait en Occident des maux communs à toute l'humanité, qui se manifestaient différemment à l'Est et à l'Ouest - la tentation du consumérisme ; la perte du sentiment d'autolimitation ; l'avidité, des individus, des groupes, des Etats ; le dépérissement de la vie intérieure, «foulée à l'Est par la foire du parti et à l'Ouest par la foire du commerce» [discours de Harvard, ndlr]. Il réfléchissait beaucoup à la condition humaine, à ce qui entrave la dignité humaine. A l'Est, l'Etat violente ses citoyens, mais pas à l'Ouest, et pourtant, il s'avère que l'individu s'y comporte de façon médiocre, voire indigne. Mais l'Occident, ce n'était pas son thème, et il ne comptait pas y consacrer de travaux. Il a eu un autre pressentiment, celui que l'Occident en général, et l'Amérique en particulier, n'étaient pas seulement contre la Russie communiste, mais contre la Russie tout court. La guerre froide est terminée, la Russie post-soviétique, pleine de défauts, dont certains sont terribles, est tout de même un pays radicalement différent. Mais l'Occident ne l'a pas compris et continue de traiter la Russie comme un pays communiste. C'est une erreur fatale, pas seulement pour la Russie, mais aussi pour l'Occident.
Comment s’organise la mémoire du passé répressif en Russie aujourd’hui ?
Le pouvoir ne cultive pas la mémoire des répressions, mais ne l’empêche pas forcément non plus. Le problème, c’est l’argent, qui manque partout, surtout en province. Et les témoins qui s’en vont. Oui, on érige des statues à Staline ça et là, mais ce n’est pas l’Etat, ce sont des particuliers, parfois avec le soutien des autorités locales. Cet amour pour Staline, je l’appelle contestataire. Après la chute de l’Union soviétique, personne ne lui dressait la moindre statue et ne cherchait à protéger celles qui étaient déboulonnées. Les gens espéraient qu’avec tous les changements, la vie allait enfin devenir meilleure. Mais la vie ne s’est pas arrangée. Et les gens sont offensés. Surtout ceux qui ne connaissent pas bien l’histoire. Si tout va mal aujourd’hui, c’est qu’on vivait mieux avant.
Et ce sont ceux-là qui en veulent le plus à Soljenitsyne ?
Absolument. C’était mieux sous le communisme, et Soljenitsyne l’a détruit. Quand ils l’accusent d’avoir été un traître et un ennemi de la patrie, cela révèle leur ignorance. Mais le seul point sur lequel ils ont raison, c’est que Soljenitsyne a été un ennemi acharné du communisme.