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Libération

La fin de la démocratie «représentative» ?

Les gilets jaunes refusent tout système de représentation. Peut-être parce que les représentants finissent toujours par confisquer au peuple le pouvoir de décision.
publié le 14 décembre 2018 à 18h06

Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, la question de leur «représentation» est devenue, à juste titre, obsédante. Pour les créateurs d'opinions, journalistes, intellectuels médiatiques, ex-dirigeants de partis, un mouvement politique démocratique doit obligatoirement être représenté. Le fait de ne pas l'être, de s'opposer fermement au moindre porte-parole éphémère, montrerait que non seulement il a la violence dans son ADN mais aussi qu'il aspire à se pourvoir d'un führer pour le commander. En effet, aux yeux de ces penseurs de circonstance, sans représentation point de parole, point de dialogue. Et l'on sait ce qui arrive lorsque parler devient impossible, nous préviennent-ils : des massacres inimaginables. C'est ainsi qu'ils tentent de nous expliquer que la violence des manifestations n'était pas l'affaire de casseurs infiltrés mais de ces barbares aux gilets jaunes qui refusent d'être représentés. Or il s'avère que l'incroyable adhésion qu'ils trouvent dans l'opinion publique - qui s'oppose néanmoins à la violence - est précisément liée à ce refus de représentation. Un porte-parole aurait limité et singularisé leurs prétentions politiques en empêchant que des pans entiers de la population puissent s'identifier aux insurgés. N'était-elle donc pas la manière la plus habile de créer l'illusion que les gilets jaunes étaient le peuple, qu'ils étaient nous tous ? Quelle organisation, quel parti pourrait réussir aujourd'hui un tel exploit ?

Il en va de même de la théorie du désir d'un führer dont les gilets jaunes seraient traversés. Les faiseurs d'opinions confondent deux oppositions foncièrement différentes à la démocratie représentative. La première est celle des fascismes. On sait que ces dictatures s'opposent à ce que le peuple soit représenté autrement que par un prétendu chef, seul interprète légitime de ses désirs et de ses espérances. La seconde est celle des partisans de la démocratie dite réelle. Ces derniers considèrent que la manière dont la représentation politique est pratiquée depuis le début du XIXe siècle est une manière de voler au peuple son pouvoir de décision, sa souveraineté. Ils prônent que les élus ne soient pas des représentants mais de simples mandataires de leurs électeurs. Cela implique l'instauration des mandats révocables - l'élu est limogé s'il ne fait pas ce qu'il s'est engagé à faire - et non reconductibles au-delà de la seconde élection. Les élus deviennent ainsi des serviteurs, et non des patrons du peuple. Aucune classe politique incrustée et profiteuse du pouvoir ne peut exister sous une telle démocratie.

Bref, les créateurs d’opinion confondent, parce que cela dépasse leur entendement, la critique démocratique de la démocratie représentative et les différents versants du fascisme. C’est dommage, et c’est étrange aussi, parce que les intellectuels et les universitaires ne cessent de parler de cette démocratie dite réelle, et ce depuis de nombreuses années. On dira que les gilets jaunes sont encore moins au courant de la théorie de la démocratie réelle que les journalistes. Peut-être. Il n’empêche que leur manière d’agir contredit cette hypothèse. En effet, lorsqu’ils refusent de prendre un porte-parole, ils protestent indirectement contre la confiscation de leurs revendications dans un régime de démocratie représentative. Lorsqu’ils demandent parfois de manière outrancière la démission d’Emmanuel Macron, ils songent, sans peut-être en être conscients, à la révocation des élus d’un régime de démocratie réelle. C’est pourquoi les créateurs d’opinion, loin d’être méprisants envers les gilets jaunes ou de les traiter de fasciste, devraient être fiers que la France soit le premier pays dans lequel une révolte si efficace et si saisissante contre la démocratie représentative ait lieu. Car si les gilets jaunes bougent et entraînent avec eux la majorité de l’opinion, c’est parce qu’ils protestent non seulement contre les inégalités, mais aussi pour l’élargissement de la liberté de tous.

Cette chronique est assurée en alternance par Marcela Iacub et Paul B. Preciado.